Alcina aimerait tant qu’on l’aime. Au travail, dans une grande administration, elle a trouvé une place très en en vue. Elle est toujours à s’adresser aux autres avec naturel. Elle sourit, elle embrasse. Elle veut être chaleureuse, et rêve qu’on la voit comme telle. Elle compose et elle imite. Elle se déplace et se propose, elle avance et entreprend, elle contacte et recontacte. Elle fréquente beaucoup, agit toujours pour qu’on la reconnaisse en influente compagnie. Laisse toujours sa carte, qu’elle a fait faire à sa mesure et à ses frais, et rêve qu’on la rappelle. Qu’on la rappelle, qu’on vienne la chercher et qu’on lui demande son avis, comment faire et quel serait le meilleur moyen. Qu’elle donne son éclairage avisé sur la situation. Elle veut aider. Car voyez-vous, Alcina est généreuse. Elle rêve encore, qu’on dise qu’elle est vraiment généreuse. Comment montrer qu’en toute circonstance, sa seule vraie passion, c’est l’autre ?

Seule, elle a peur qu’on l’oublie. En société, elle redoute qu’on ne la voie pas assez. Dans la terreur de ne pas être estimée, elle observe avec tension les regards des autres, épie leurs mots, et une intonation inhabituelle, un imperceptible sourire en coin la met en enfer et lui ôte le sommeil.

Alcina a un secret qu’elle porte comme un fardeau intime. Le contrat qui lui a donné cet emploi et cette place, n’aurait jamais dû se faire ; ses clauses ne sont point légales. Cette femme n’a pas été recrutée sur ses capacités, mais seulement ses affinités. Son éternelle posture s’est entièrement construite sur cette seule faille. Depuis, elle fait semblant. Elle s’acharne à cacher sa faiblesse. Elle sait qu’elle n’est pas à la hauteur de sa notoriété. Elle ne sait pas qu’on le sait. Il est toujours plus inconvenant de dissimuler sa roture que de l’honorer comme une marque estimable de fabrique.

Elle aimerait tant pouvoir oublier cette marque qu’elle croit invisible. Elle aimerait tant qu’on l’admire. Elle aimerait tant qu’on l’admette. Dans ces longues réunions où elle adore se montrer, elle prend la pose, fait l’importante et la sollicitée, à chaque instant sort son portable qu’elle surveille d’une mine concentrée. Elle intervient, elle parle, pour exister. Elle commente, elle affirme et répond. Elle rêve de choses intelligentes à énoncer, qui frapperait l’attention des collègues, des choses brillantes. Mais comme dans un mauvais rêve, sa bouche n’émet que des banalités. De ces gens qui se tiennent tellement de soupirer quand elle parle, elle voudrait tellement qu’ils se voient comme ses pairs. De cet éternel tourment qu’elle s’inflige à elle-même, elle ignore le prurit chronique qui la dévaste. Elle ne voit pas qu’elle indispose à force d’insistance, qu’elle fait en permanence la leçon, qu’elle dit aux autres ce qu’ils doivent faire là où elle n’y entend rien, et que les autres, ils s’en agacent. Les autres, ils ne rêvent que d’une chose : qu’ Alcina reste à sa place. Elle a beau gonfler, gonfler. Elle ne sera jamais aussi grosse que sa vanité.

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