Entre eux, les puissants, les grands, les décideurs aiment à se contempler tels ; des chanceux, ou encore des méritants, qui se renvoient les aspects de leur position. Sitôt réunis, sitôt connectés les uns aux autres, ils savourent sans fard cet entre-soi mérité. Mais ces gens-là, pourtant tout éclairés de leur hauteur, redoutent qu’on les voie comme tels. Face à l’opinion commune, leur préoccupation est de passer pour humbles dans leurs mœurs et leurs usages. Dans la rue, sur les réseaux, sur toute place publique, ils font montre de modestie, jurant les grands dieux que la position ni l’autorité ne font le bonheur. Ils vantent un festin de carottes râpées, ou les joies des vacances en camping. Ils se montrent mettant la table pour le dîner, ou sur le chemin de l’école publique avec leur enfant.

Le peuple ne voit rien de ces apparences, n’aime pas ces gens-là, ces puissants, ces grands, ces décideurs qui lui opposent dans tous les gestes de la vie, leur aisance et leur gloire. Ces gens-là font les lois pour eux-seuls, semble-t-il. Ils sont aux fonctions de l’État et aux commandes de l’intérêt général. C’est cette position qui leur donne l’autorité de régler la société. Le peuple trouve injuste d’obéir à ces lois imprimées dans la seule marque des grands, et qui ne sont pas les siennes ni ajustées à son sort. Il ne cesse en toute occasion, d’édicter ce que devrait plutôt faire un juste gouvernement, et d’inventer les lois véritables de l’intérêt général, c’est-à-dire celui qui effacera le problème récurrent de son loyer ou de la limitation de vitesse inique sur la départementale voisine.

Mais donner au peuple, à celui-là qui se plaint de sa vie misérable, à cet autre qui bout de fureur rentrée, le simple pouvoir de refuser à son voisin un mur mitoyen, de prendre sa place de stationnement à son collègue, ou encore de régler dans toute la rue l’ordonnancement des ordures ménagères, donnez-lui le pouvoir de rejeter à la mer ces inconnus à la peau sombre qui logent à présent derrière le supermarché ;  et vous verrez très vite qu’il oubliera toute son ancienne vocation de justice, pour jouir mauvaisement d’une étincelle d’un pouvoir qu’il reproche à ces puissants tellement détestés. Car les sujets d’un gouvernement  l’accuseront toujours de leurs propres vices et toute sortes de faiblesse, ignorant tout de ce miroir qui rend si bien leur pauvre dimension.

Ainsi tourne la cité. Les riches, sitôt qu’ils sont face au monde, imitent les humbles tant bien que mal et cachent leur pouvoir sous la table. Les humbles, sitôt qu’ils ont la possibilité de gravir une seule marche, absorbent les travers des puissants. Mais dans l’élan de cette miraculeuse convergence, les uns comme les autres restent au service de terribles et petites passions.

 

 

©hervehulin