Dans cette 20ème lettre que je vous adresse, lecteurs élusifs (Ah? 20è? Déjà…Non…Incroyable, comme ça passe…etc), bien des choses: une théorie sur l’attraction des déchets (rien à voir avec la littérature), pas mal de poésie, Ukraine, Italie, toujours Rimbaud, (normal, c’est le coeur de la littérature) et quelques idées de sa force. Celle de la lecture, aussi, dont nous parle avec cœur et talent… le pape François, figurez-vous. Eh oui.
Mais avant-propos, intuitions du printemps, comme un remède à notre folie:
C’est l’hiver et déjà j’ai revu des bourgeons
Aux figuiers, dans les clos, Mon amour, nous bougeons
Vers la paix, ce printemps de la guerre où nous sommes.
Nous sommes bien. Là-bas, entends le cri des hommes
Guillaume Apollinaire. Poèmes à Lou (17 janvier 1915)
1. La convergence des ordures. Un peu d’écologie primitive tout d’abord. On aura sans doute remarqué comme tout ce qui contribue désormais à limiter la ruine de l’environnement est désormais coupable: éolienne, suppression des glyphosates, énergies douces etc. Mais la situation géopolitique inspire une considération marine. On connait hélas ces continents de déchets océaniques, qui couvrent des surfaces gigantesques. Ces surfaces maudites suscitent des courants circulaires à leur périphérie qui attirent à leur tour d’autres masses d’ordures de toute provenance. Les ordures attirent naturellement les ordures. Voilà donc comment à la tête des puissances du monde, leurs gouvernants – particulièrement les deux pires , pas besoin de les nommer – se sont naturellement trouvés, à l’Est et à l’Ouest, pour nuire à notre monde. CQFD: l’ordure attire l’ordure.
On pourrait, si la situation restait fictive, sourire de la bêtise du nationalisme. Les patriotes autoproclamés (traduction Alceste: l’extrême droite) se précipitent faire allégeance à un nouveau dictateur, américain certes, mais sénile et infantile en même temps, sorte de Néron idiot sur le grand-âge (mais le faste en moins) , dont le seul projet est de réduire leur spays qu’il méprise et dont il n’aura jamais rien compris. Les piétiner, les humilier, et eux, ils y vont en frétillant lui rendre hommage…Folie du désastre, joie de se faire écraser. Honte pour ces gens-là mais aussi pour le peuple américain.
Mais parlons à présent de littérature. C’est mieux.
2. Andrei Kourkov. La poésie et la guerre. Dans son entretien récent à Libération (23 février), le grand écrivain Ukrainien Andrei Kourkov insistait sur le besoin de poésie, qui saisit chacun de nous comme l’humanité semble bien avoir désespérément besoin de la guerre. Il évoque cet « énorme espace vide« , en l’absence de création de fictions, ou le nombre incroyable de livres qui ne seront pas finis, et même pas écrits, alors qu’il y a tant d’écrits sur la guerre. Plus de deux-cents personnalités littéraires ukrainiennes ont disparu depuis le début de ce conflit. Mais tout n’est pas perdu…Beaucoup de poésie s’écrit de toute part dans cette société meurtrie, « car dans ces moments de détresse, la poésie c’est ce qu’il y a de plus important: c’est plus facile à lire, c’est un message émotionnel, et ça ne prend pas beaucoup de temps »… On peut en discuter, de cette facilité: allez voir Dante, ou Saint-John Perse, vous nous direz si c’est si facile à décrypter…Mais dans ce propos un peu lourd, on devine une braise discrète, et qui dure. Croyons donc en l’utopie de la poésie dont les mots relèvent un peu, à chaque infusion, nos esprits à terre.
3. Rimbaud et Patti Smith. Rimbaud, combien de kilomètres? Il est passé le temps ou Patti Smith moins que trentenaire et agitée de fièvre rock se prenait pour la réincarnation du grand Arthur. On s’est calmée à présent, pour notre bonheur. Gallimard nous a livrée l’année dernière déjà une belle édition de « la Saison » en grand format, illustrée et commentée par Patti Smith. Elle réussit à nous en apprendre encore sur le Voleur de feu suprême, et sa Saison en Enfer. « un pamphlet autrefois ignoré, aujourd’hui considéré comme une œuvre sans équivalent dans la littérature (…) écrit il y a cent-cinquante ans par un adolescent qui reconnaissait et repoussait tous les miroirs (…). Soufre confessionnel. Flamme inextinguible ». (P.Smith).
Déçu de sa littérature, Rimbaud s’en va. Loin et toujours. Au printemps 1876, il passe par Vienne, revient (à pieds) à Charleville, embarque vers Java, après avoir passé par Gibraltar, Naples, Suez, la côte Somalienne (déjà…), déserte à peine accosté, repart dans l’autre sens via le Cap de Bonne-Espérance, passe près de Sainte-Hélène, rejoint l’Irlande ou il débarque enfin, puis Liverpool, Charleville à nouveau, redescend (à pied, toujours) vers le Sud, traverse le col du Saint-Gothard (il y manque de mourir de froid), puis jusqu’à Chypre, enfin Alexandrie. Puis retour à la maison à Charleville. Il a alors parcouru près de quarante-huit mille kilomètres. Enfin, début 1880, le dernier essor vers l’Afrique, cette fois sans retour, sauf infirme puis mourant onze années après. « C’était son arc poétique, qui se courbait d’un royaume à l’autre, une conscience sans barrière ».(P. Smith)
Relisons encore et encore l’insaisissable. Surtout vous, les infirmes et les malades, que le sort a frappés: choisissez ce sillage qui vous emportera là ou chante « l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs ».
4. Tristesse de Leopardi. La somme des « Canti » fait un très grand texte. Avec un nom félin comme cela, on ne peut qu’écrire d’élégance, évidemment. C’est romantique, au sens fort du terme, Leopardi, mais il parle de son siècle comme on aurait envie de parler du nôtre. Tant de vanité! Sur les flancs du Vésuve noircis de lave, « regarde de ce côté, siècle orgueilleux, idiot, qui abandonna une voie soucieuse de renaissance et te vante de revenir sur tes pas ». (Le genêt).
Il y a bien d’autres choses dans ces chants, des visages, des paysages, des souvenirs, pas mal de mélancolie. Leopardi est toujours diffus, pour son charme inaltérable, mais souvent triste.
Et toi discret genêt (…)
Plus sage que l’homme mais moins infirme
Tu n’as jamais cru que le destin ou la volonté avaient rendu
Tes fragiles racines immortelles
Ce brin de genêt qui refleurit, éternel sur les pentes calcinées du volcan, c’est chacun d’entre nous, accroché à nos racines d’espérance dans ce siècle qui pourtant encore jeune, aura déjà gâché sa jeunesse.
5. Evtouchenko+ Chostakovitch/Babi Yar. Concert le 17 Mars (Philharmonie). Le ravin de Babi Par, dans l’actuelle Ukraine, c’est 33 700 hommes, femmes, enfants juifs massacrés par balles par les nazis en deux jours (septembre 1941) dans un ravin près de Kiev, le sinistre site Babi Yar. (« Le ravin des femmes »)… Puis, silence des autorités soviétiques pendant vingt ans. Devant ce silence, bien des années après, Evtouchenko, poète révolté (pléonasme? Pas toujours en Union Soviétique) et Ukrainien, écrit la poésie sur la mort en masse. Musique de Chostakovitch et chef d’oeuvre, la symphonie N° 13.
Les autorités sont contraintes de soulever la chape, un mémorial sera enfin apposé reconnaissant bien les victimes comme d’identité juive. La poésie seule détruit le silence. Cette soirée fit, selon les mots de Joshua Weilerstein, jeune directeur musical de l’Orchestre National de Lille, « un moment de conscience« .
A noter que le site de Babi Yar fut la cible d’une frappe aérienne russe en 2022.
6. Et pour conclure en beauté, amis de la littérature, « Louée soit la lecture« . Cette louange est bien le fait du pape François: il lui arrive donc d’écrire de belles choses, et ce petit opuscule est ravissant – au sens propre – à bien des égards. On peut être un peu surpris de cet enthousiasme, très maîtrisé bien sûr. On a plutôt en tête la méfiance, voire l’animosité de l’Eglise pour les choses de l’esprit qui lui échappent. « La littérature a donc à voir, d’une manière ou d’une autre, avec ce que chacun désire de la vie, puisqu’elle entre en relation intime avec son existence concrète, avec ses tensions essentielles, ses désirs et ses significations » (p 26). La lecture est une écoute de la voix d’un autre, et construit le discernement; j’aime bien cette expression (p 46) : « Elle représente donc une sorte de gymnase du discernement qui aiguise les capacités sapientielles ». La lecture repousse les limites de la conscience dans ses références toujours trop étroites devant la représentation du monde et ses pièges. On aura bien de l’estime pour cette effort d’affranchissement des dogmes, et cette leçon de clairvoyance qui va en quelques pages, contre toutes les traditions de censure de l’Eglise depuis des siècles. C’est d’ailleurs un sentiment aérien, quand on est un mécréant athée irrécupérable, que de lire avec autant de profit ce petit livret d’à peine 45 pages (Editions Equateurs), à emporter avec soi dans la poche, à lire et relire doucement.
Le printemps est à l’approche. Grâce aux charmes de la poésie, et à l’échappée de l’esprit qu’elle procure, croyons encore en ce qu’il reste à croire.
Apollinaire, encore…
Ô tête trop lourde, front en feu, mes yeux tristes
Ô pourpres avenirs comme des améthystes
Trajectoires de vie que mon cœur va suivant
Comme un obus lancé qui traverse le vent.
La nuit est temps propice à celui qui soupire.
J’ai goûté le meilleur je vais goûter le pire
Guillaume Apollinaire. Poèmes à Lou.(11 mars 1915)
Bientôt dans « Les cahiers d’Alceste » (enfin peut-être). D’ici la vingt et unième lettre, et si je ne suis pas plus paresseux qu’aujourd’hui, des choses nouvelles, éparses dans les rubriques, et que je n’ai pas idée aujourd’hui, de vous les écrire. Ah si peut-être deux ou trois nouveaux caractères, la quatrième de mes leçons de paysages, et peut-être, peut-être des histoires d’Afrique et d’aventure.
Allez, ne faiblissons pas, et croyons fervemment à la littérature amateure.
En attendant, les cahiers d’Alceste, c’est toujours par ici et ci-dessous. A bientôt, si on nous le permet encore.
(ceci est le lien vers le blog, pour rappel)
Et n’oubliez pas vos bienveillants commentaires…