Adraste est peu enclin à s’associer aux autres. Son tempérament tout en angle le mène à ne consacrer qu’une attention moyenne à la communauté. Il lui arrive bien sûr de parler à des gens et de répondre à des questions. Et tout autant de participer à des conversations pour peu qu’elles ne soient ni trop longues ni trop animées, car l’opposition à ses propos le blesse facilement. Mais c’est ainsi, la foule l’a toujours un peu insupporté, et maintenant, le moindre regroupement d’amis, de parents, ou de collègues lui coûte. Il vit seul. Et il en montre une forme de fierté.

Il organise chaque étape de son existence sur un modèle semblable, et ce modèle veut qu’il y ait, comme les années passent et comme l’âge avance, plus rien qui ne soit pas commun aux autres jours ; il a l’habitude à présent consolidée de rentrer chez lui très vite après son travail, qu’il a jadis aimé, pour profiter de son intérieur et d’un moment de solitude méritée loin de la multitude de la semaine et de la vie professionnelle. Il fume. Il se passionne pour les pierres. Écouter de la musique, lire quelques journaux, et pratiquer des mots croisés, voici ses seules aventures. Et cultiver son jardin, encore et encore. Et fumer encore. Et c’est ainsi, il ne sert à rien de l’interroger sur ce point, Adraste ne concède rien. Sa convivialité, encore flexible jusqu’à l’âge mûr, s’use et pâlit. Son entourage – au travail, et un peu, sa famille – remarque qu’il sourit de moins en moins comme ses tempes grisonnent. Sitôt que son intimité est sur le point d’être approchée par un hôte, Adraste s’en inquiète d’abord, puis, si l’autre insiste pour passer un moment, notre solitaire en deviendra plus rigide et quelque chose en lui cristallisera jusqu’à se rompre. Plus difficile de relation, de l’avis de tous, il en accroît d’autant son hostilité au monde. Il est fier qu’on ne comprenne pas cette distance abyssale qui ceint sa vie de toute part. Les hommes et les femmes qui composent le monde en société ne l’intéressent plus : qu’aurait-il comme avantage à les fréquenter, quand ils n’ont rien à dire ni à donner pour le réjouir ? Ceux-ci l’agacent, d’avoir une vie moins solitaire, et cet usage de vivre constamment les uns avec les autres.

Peu à peu, il échappe à l’attraction de cette gravité ancienne. Il ne sort plus, ne fréquente plus, sauf s’il y est contraint, ne visite plus. Cela fait à présent bien des années qu’un cinéma ne l’a pas vu en salle, ni un restaurant. Il aime rester chez lui car il y trouve la paix, en fumant encore. Il n’y fait rien de téméraire ou d’original, ni rien du tout d’ailleurs. Il apprécie ce silence circulaire qui le ressource, il n’écoute plus de musique. Tout entier incliné sous l’érosion douce de la solitude, il se repose alors de l’exaspération constante que lui cause la société des gens. Les conversations se font courtes, et il les brise au plus à la troisième réplique. Les autres y goûtent très peu, car Adraste, à force de ruptures, est devenu désagréable. Sa posture est tranchante et brute maintenant. L’humanité lui en veut en retour, et rassemble du ressentiment à son égard. Puis l’abandonne à ce destin minéral. Lui n’en a pas souci. Il n’est pas gêné de cet éloignement ; il trouve même un certain plaisir à envoyer des piques, des reproches parfois. C’est un ultime plaisir, adresser un trait qui blesse. Ou pas. Peu de choses maintenant l’intéressent, à part des souvenirs. Il arrête de lire, les livres d’abord, puis les journaux ; il cesse peu à peu de cuisiner ses repas. Son jardin est depuis longtemps en jachère. Lui-même ne sait plus quand il a cessé d’aimer des choses et des humains. Il est si seul et si tranquille. S’il n’aime pas le monde et si le monde ne l’aime pas, alors d’où vient la faute ?

Un jour Adraste est malade, gravement, et n’ayant plus de repère pour s’accrocher, plus de visite pour le soutenir, et plus d’envie pour résister, après quelques mois de soins administrés sans combat, orgueilleusement solitaire il succombe, assis et loin de tous, comme sombre sous les flots et sous la masse immobile des récifs qui l’entourent, une île noire et hostile.

 

 

©hervéhulin