Philarète est de ces gens qui vivent comme sur une pointe. Son cœur si délicat à l’excès, comme une porcelaine fine, se brise à la moindre remarque. Ce n’est pas une mauvaise personne. Mais prompt à se sentir atteint par un mot, un regard même, il ne sait endurer un point de vue qui s’écarte du sien. Que l’on ose seulement lui suggérer un manquement si léger soit-il dans sa conduite ou son jugement, ce n’est pas un point de vue qu’il entend, mais un trait empoisonné destiné à l’abattre.
À l’ami qui, par sincère affection, lui expose le soupçon d’un défaut, effleure l’idée d’exposer l’hypothèse de la possibilité d’un tort, il répond par le silence glacial. Que cet ami réitère avec la prudence de ton et de verbe d’un ambassadeur, Philarète hausse le ton et l’apostrophe ; il voit alors de la malice et de la jalousie. Ou plus souvent, de l’ignorance. « ceci n’est pas de l’amitié » dit il de ce qui cherche à l’humilier.
Au salon, il déroule une anecdote ; voici qu’un convive, sans malice, ose corriger un détail . Mais un détail minuscule : Philarète se sent publiquement bafoué. Son visage pâlit, il se retire dans un silence hostile, ruminant l’offense. « C’est un envieux, » murmure-t-il à qui veut l’entendre, « il ne supporte pas que l’on brille plus que lui. » L’infortuné correcteur, inconscient de son crime, se voit éradiqué de la liste d’invités, dédaigné lors des rencontres fortuites, rejeté avec froideur.
Au travail, son intolérance est un obstacle à toute communauté. Les talents s’éloignent de lui, préférant la reconnaissance ailleurs à la dispute perpétuelle. Un collègue qui, par devoir, ou par profession, lui signale une erreur, sera aussitôt rangé parmi ses ennemis : Philarète jamais ne pardonne l’affront public. Et que personne ne vienne lui dire qu’il ne s’agit pas d’agression mais de bon sens. Ce sera la foudre. Son supérieur suggère-t-il un autre cheminement? Philarète y voit une remise en question « Cherchez-vous à me donner des leçons ? » réplique-t-il avec hauteur, » vous doutez donc de mes compétences, je l’ai bien compris! ». La proposition est balayée, et se change, dès le lendemain, en une lettre de mutation. Toujours il aura été désolé de n’être qu’entouré d’incompétence. De toute façon, sa conviction est gravée que tous ses employeurs sont indignes, un amas de médiocrités sous lequel jamais, lui, ne s’inclinera.
On l’aura compris. Face à celui des autres, l’esprit de Philarète est comme ces nuages étrangers qui sitôt en friction les uns contre les autres, produisent de l’électricité et de l’orage. Sa maison, jadis ouverte aux rires et aux conversations légères, se vide peu à peu de ces visages familiers : ceux qui l’aimèrent, ou du moins s’en approchèrent, ont fini par le fuir, las de marcher sur ses œufs de porcelaine. En allés ses amis, puis son épouse aussi, puis son propre fils. Persuadé que le monde entier ne l’aura pas compris, il ne voit plus que deux catégories au genre humain dans son entier : les tricheurs et leurs victimes. Lui, très au-dessus, les contemple et juge. Il reste un aigle sur son pic.
Il s’éteint enfin, seul. la bouche pleine d’amertume et le cœur rempli d’incompréhension. Jamais il n’aura deviné que sa dignité, ce rempart qu’il croyait infranchissable contre l’offense, fut en réalité la prison qui lui ravit l’affection des hommes. Le plus grand malheur de Philarète fut de ne jamais s’être compris lui-même.


Allons Théramène, respirez un peu, sortez donc un moment de votre bureau, de vos charges et vos réunions ; voyez comme le temps est généreux aujourd’hui, ouvrez la fenêtre, et non, plutôt la porte, et passez-y pour sortir dans la rue. Délaissez un instant seulement, vos tracas et votre carrière. Sentez-vous un peu d’air ? Quittez donc le lieu de votre travail, reculez encore ; ôtez donc cette cravate et votre veste de costume. N’êtes -vous pas mieux ainsi, ne sentez-vous quelque chose changer déjà ? Non, pas encore… Allez jusqu’au bout de la rue, mieux encore, changez de quartier, et laissez là votre carte de crédit, vos clefs de voiture, et tous ces apprêts qui font votre position. Sortez de la Ville, prenez un train, oubliez toutes vos affaires, continuez jusqu’à la campagne… Ne distinguez-vous rien autour de vous ? Reculez encore, vous dis-je…D’une manière radicale, négligez vos projets, votre immobilier, votre hiérarchie : celle-ci vous oubliera vite, croyez-moi. Déchargez-vous de tous ces poids qui ont imprimé leur ligne sur votre peau, dans votre vie. Ne restez pas là, traversez la mer, puis l’océan, gagnez d’autres territoires, lointains, nouveaux, insoupçonnés. Vous voici aux antipodes…Que voyez-vous alors, que sentez-vous à présent ? Toujours rien ? Cheminez encore, envolez-vous, et à travers les nuées, regardez le sol, les collines et les champs, et les villes et les bâtiments, comme tout cela est petit. Mais ce n’est pas assez ; allons, Théramène, ne cessez pas cet élan, vous atteignez à présent les étoiles et les immensités de l’espace. Contemplez ainsi ce minuscule fourmillement qu’est devenue votre société. Alors, que dites-vous, là ? C’est bien cela : dans cette nudité nouvelle qui vous saisit et vous délivre, vous retrouvez enfin – au vu lointain de ce qu’il en reste – la sensation de votre humanité.

