Philarète est de ces gens qui vivent comme sur une pointe.  Son cœur si délicat à l’excès, comme une porcelaine fine, se brise à la moindre remarque. Ce n’est pas une mauvaise personne. Mais prompt à se sentir atteint par un mot, un regard même, il ne sait endurer un point de vue qui s’écarte du sien. Que l’on ose seulement lui suggérer un manquement si léger soit-il dans sa conduite ou son jugement, ce n’est pas un point de vue qu’il entend, mais un trait empoisonné destiné à l’abattre.

À l’ami qui, par sincère affection, lui expose le soupçon d’un défaut, effleure l’idée d’exposer l’hypothèse de la possibilité d’un tort, il répond par le silence glacial. Que cet ami réitère avec la prudence de ton et de verbe d’un ambassadeur, Philarète hausse le ton et l’apostrophe ; il voit alors de la malice et de la jalousie. Ou plus souvent, de l’ignorance. « ceci n’est pas de l’amitié » dit il de ce qui cherche à l’humilier.

Au salon, il déroule une anecdote ; voici qu’un convive, sans malice, ose corriger un détail . Mais un détail minuscule : Philarète se sent publiquement bafoué. Son visage pâlit, il se retire dans un silence hostile, ruminant l’offense. « C’est un envieux, » murmure-t-il à qui veut l’entendre, « il ne supporte pas que l’on brille plus que lui. » L’infortuné correcteur, inconscient de son crime, se voit éradiqué de la liste d’invités, dédaigné lors des rencontres fortuites, rejeté avec froideur.

Au travail, son intolérance est un obstacle à toute communauté. Les talents s’éloignent de lui, préférant la reconnaissance ailleurs à la dispute perpétuelle. Un collègue qui, par devoir, ou par profession, lui signale une erreur, sera aussitôt rangé parmi ses ennemis : Philarète jamais ne pardonne l’affront public. Et que personne ne vienne lui dire qu’il ne s’agit pas d’agression mais de bon sens. Ce sera la foudre. Son supérieur suggère-t-il un autre cheminement? Philarète y voit une remise en question  « Cherchez-vous à me donner des leçons ? » réplique-t-il avec hauteur,  » vous doutez donc de mes compétences, je l’ai bien compris! ». La proposition est balayée, et se change, dès le lendemain, en une lettre  de mutation. Toujours il aura été désolé de n’être qu’entouré d’incompétence. De toute façon, sa conviction est gravée que tous ses employeurs sont indignes, un amas de médiocrités sous lequel jamais, lui, ne s’inclinera.

On l’aura compris. Face à celui des autres, l’esprit de Philarète est comme ces nuages étrangers qui sitôt en friction les uns contre les autres, produisent de l’électricité et de l’orage. Sa maison, jadis ouverte aux rires et aux conversations légères, se vide peu à peu de ces visages familiers : ceux qui l’aimèrent, ou du moins s’en approchèrent, ont fini par le fuir, las de marcher sur ses œufs de porcelaine. En allés ses amis, puis son épouse aussi, puis son propre fils. Persuadé que le monde entier ne l’aura pas compris, il ne voit plus que deux catégories au genre humain dans son entier : les tricheurs et leurs victimes. Lui, très au-dessus, les contemple et juge. Il reste un aigle sur son pic.

Il s’éteint enfin, seul.  la bouche pleine d’amertume et le cœur rempli d’incompréhension. Jamais il n’aura deviné que sa dignité, ce rempart qu’il croyait infranchissable contre l’offense, fut en réalité la prison qui lui ravit l’affection des hommes. Le plus grand malheur de Philarète fut de ne jamais s’être compris lui-même.

Regardez ce vieil homme sur le trottoir dont la misère vous est si familière… Regardez donc de plus près ce visage : y est imprimé comme un lointain sourire, au-dessus de ce corps accablé par son état. Que vous dit-il ? Plus la vie dénoue ses plis autour de soi, plus on saisit comme tout n’est que passe-temps. L’amour, le désir, les passions, se démasquent et se font vanités ; la renommée, la gloire ? S’effacent d’un mot sitôt que les années et les souvenirs les ont desséchées ; le travail, la famille, la patrie…passent et sont vite de pâles fantômes…Le jeu, la fortune… S’en vont très vite derrière leur sillage d’amertume…Seuls les souvenirs heureux comptent, pour le peu qu’ils durent, car leur sourire nous dit que ce temps qui les a vu naître ne sera jamais perdu.

 

©hervéhulin2024

Nul n’est obligé de briller au détriment des autres, ni bousculer à tout va pour exister. Pourtant, celui qui ne s’astreint pas à ces penchants sera souvent mal jugé. Que pouvons-nous y comprendre ? Vous connaissez bien Philinte, il est toujours votre voisin ; souvent celui que vous ne voyez jamais d’ailleurs. C’est bien normal. Il élève si peu la voix quand il parle, il n’offense personne et ne cherche pas à le faire pour montrer son caractère. Il ménagera toujours la sensibilité de celui qui lui parle. Demandez-lui un service, parmi ceux qui soulagent la petite pesanteur de tous les jours, ou de ceux qu’on n’ose à peine demander à un ami de trente ans. Qu’il vous prête sa voiture ? Qu’il garde votre enfant malade ? Qu’il arrose vos plantes ou nourrisse le chat pendant que vous êtes aux Maldives ? Qu’il expose en détail un alibi pour votre épouse ?  Il le fera, bien sûr, et avec le sourire, c’est lui qui vous dira merci. Il est donc serviable, Philinte, dites-vous, il est même docile, ainsi qu’on lui demande de l’être. Tant et tant qu’on moque cette ferveur à servir, à aller vers l’autre, et à ne jamais disputer ni se fâcher. « Il ne fera pas de mal à une mouche » dit-on souvent, « il est gentil » moque-t-on. « Il est vraiment obéissant » raille-t-on encore.

C’est bien, Philinte, continuez et surtout ne changez rien. C’est parce que vous êtes ainsi et ne demandez rien en échange, quand on vous demande tant de petites choses, que vous restez un modèle simple d’humanité. Que celle-ci serait heureuse s’il y avait seulement dix fois plus de Philinte.

 

©hervéhulin2024

Imaginons. Un terrible fléau contamine l’ensemble du genre humain, et réduit en si peu de temps cette masse de milliards qui se bousculent sur toute la surface de la planète à une simple paire d’individus. Voici nos deux ultimes parmi les hommes, errants sans se connaître ni se reconnaître sur cette terre dévastée et soudain déserte. Que peuvent-ils devenir ? N’en doutez pas. Si ces deux-là se rencontrent, ils ne se tendront pas la main ; leur différence les démarquera très vite l’un contre l’autre. Pour un geste d’humeur, un point d’orgueil, un pan de mur ou un détour de chemin, une simple pomme ou la queue d’un âne, une peau trop sombre pour l’un ou trop pâle pour l’autre,  ils disputeront de tout cela, s’en détesteront d’autant, en viendront aux mains, se détruiront le plus absolument possible, chacun dans sa faiblesse haïssant l’autre de ne pas avoir voulu renoncer ni s’accorder pour sauver l’humanité.

 

©hervehulin2022

Allons Théramène, respirez un peu, sortez donc un moment de votre bureau, de vos charges et vos réunions ; voyez comme le temps est généreux aujourd’hui, ouvrez la fenêtre, et non, plutôt la porte, et passez-y pour sortir dans la rue. Délaissez un instant seulement, vos tracas et votre carrière. Sentez-vous un peu d’air ? Quittez donc le lieu de votre travail, reculez encore ; ôtez donc cette cravate et votre veste de costume. N’êtes -vous pas mieux ainsi, ne sentez-vous quelque chose changer déjà ? Non, pas encore… Allez jusqu’au bout de la rue, mieux encore, changez de quartier, et laissez là votre carte de crédit, vos clefs de voiture, et tous ces apprêts qui font votre position. Sortez de la Ville, prenez un train, oubliez toutes vos affaires, continuez jusqu’à la campagne… Ne distinguez-vous rien autour de vous ?  Reculez encore, vous dis-je…D’une manière radicale, négligez vos projets, votre immobilier, votre hiérarchie : celle-ci vous oubliera vite, croyez-moi. Déchargez-vous de tous ces poids qui ont imprimé leur ligne sur votre peau, dans votre vie. Ne restez pas là, traversez la mer, puis l’océan, gagnez d’autres territoires, lointains, nouveaux, insoupçonnés. Vous voici aux antipodes…Que voyez-vous alors, que sentez-vous à présent ? Toujours rien ? Cheminez encore, envolez-vous, et à travers les nuées, regardez le sol, les collines et les champs, et les villes et les bâtiments, comme tout cela est petit. Mais ce n’est pas assez ; allons, Théramène, ne cessez pas cet élan, vous atteignez à présent les étoiles et les immensités de l’espace. Contemplez ainsi ce minuscule fourmillement qu’est devenue votre société. Alors, que dites-vous, là ? C’est bien cela : dans cette nudité nouvelle qui vous saisit et vous délivre, vous retrouvez enfin – au vu lointain de ce qu’il en reste – la sensation de votre humanité.

 

©hervehulin2023

Léandre est fort aimable, chacun vous le dira. Il est doux, bienveillant dans ses jugements, et toujours respectueux des propos d’autrui. Comment se fait-il donc que les gens le détestent ? Son père ne l’a jamais aimé et même l’a rejeté, comme on le fait d’un être indigne. Sa mère est indulgente avec lui, mais elle le dévore de ses exigences inlassables. Et aussi de ces maladies, de ces faiblesses. Sa sœur ne le supporte pas. Ces enfants, déjà grandis, l’ignorent et sont près de l’oublier : ils maintiennent à présent avec lui la plus longue distance qu’il leur est possible. Léandre a des amitiés qui ne durent jamais, quand elles ne se terminent pas très mal. Il est naturellement porté vers des gens avenants :  il s’en trouve souvent déçu ou trahi. Partout dans sa vie, ce ne sont que des tensions et des ruptures. Tous l’évitent, la plupart le dénigre ; il les exaspère tous les jours. Pourquoi donc tous ces gens détestent-ils Léandre, quand lui ne recherche que leur meilleur sentiment ? La vérité est souvent aveuglante ; si ce pauvre Léandre insupporte autant l’univers, c’est parce qu’il ne se supporte pas lui-même, et tout le monde le sait sauf lui.

Pyrame est de figure joyeuse et d’esprit rieur. Il plaisante sans cesse, mais sans excès, ce qui en fait une agréable personne. On dit de lui qu’il est amusant. Ses amis, on ne les compte plus. Mais en fait, loin de cela et face à lui-même- son âge qui vient, ses souvenirs qui vont- Pyrame est très seul et tout l’angoisse ; il est souvent las de devoir amuser pour exister.

Ariste n’est pas aimable, et souvent cassant face à une femme ; sévère avec les humbles, distant vis-à-vis de ses pairs, il ne semble pas aimer la distraction ni la comédie. Il est peu appréciable dit-on, de l’avoir en face de soi. La vérité pourtant n’est pas cela. C’est un timide, Ariste. Il a si peu de choses à dire en société, qu’il apparaît souvent mutique; il craint tant les autres et leur aisance qu’il se doit de les distancer. Mais tournez-le sur lui-même, sitôt seul, il est alors doux et très attentif à son chat.

Césonie compte les sous tout le temps, elle compte, elle compte encore. Mieux vaut ne pas être reçu à sa table, elle finirait par vous présenter l’addition. Mais de Césonie aussi vous ne voyez pas la juste face ; malgré son joli salaire; elle est pauvre et manque de ressource. Ce que vous ne voyez pas, c’est qu’elle dépense fiévreusement son argent pour des riens qui rabaissent sa vie. Incapable de garder la moindre économie, elle aime tant à donner aux autres ce qu’elle ne possède pas. Et passe sa vie à compter ce qui reste pour elle.

Pour obéir aux commandements d’une vie minimale en société, on est parfois obligé de donner de soi une autre face que celle que la nature a imprimée au fonds du cœur.  Cesser de jouer ainsi un rôle, qui n’est jamais vraiment choisi, pour rester visible de la société et de ses lois étranges.c’est n’être que la moitié de soi-même. L’avers sans le revers.

 

©hervéhulin2023

Si on fait le partage, dans une conversation de société, de tous les propos soutenus, pour mettre d’un côté tout ce qui procède de l’inutilité, de la puérilité, de la conspiration, de l’ignorance, de la futilité, du superficiel, du déjà-dit, de la banalité, de l’animosité, et enfin de la vanité, et de l’autre côté, ce qui procède de la forme la plus simple de sagesse en quelques mots, alors l’immense et éternelle rumeur des paroles sur la terre cesserait d’envahir la vie des hommes , pour le bien-être de tous: dans ces beaux instants de silence, il y aurait sans doute plus d’espace pour un chant d’oiseau, ou un moment de musique.

Il est fréquent d’être porté par un esprit de morale et le souci de faire le bien quand on contemple nos semblables, et leurs travers et leurs vices dans toutes les facettes de leurs conditions, toutes les apparences des sociétés, sur toute l’étendue de la planète. Combien de crimes et de renoncements devons-nous supporter chaque jour de la part de cette espèce qui est la nôtre ? Mais ne reprochez pas au genre humain et aux hommes et aux femmes qui le composent d‘être veules, cruels, égoïstes, violents, cupides, bornés, incultes, fanatiques, avares, absents, sauvages, dispendieux, bref, détestables en tout point, car n’oubliez pas que vous êtes de la même substance ; nous partageons ainsi cette médiocrité comme un commun patrimoine. De ce flux noir qui ne cesse de ramifier, il n’y a pas lieu de désespérer absolument : si l’être humain est capable de quelque partage que ce soit avec ses semblables, il ne saurait être si mauvais qu’on ne le croit.

 

Tu es bien seul, Cléarque, et déjà assoupi, tu regardes la pluie palpiter sur la vitre. Derrière toi, un salon cossu ordonne la bibliothèque. Ton nom apparait parfois sur la tranche de tabac brunie des livres. Tu rêves à quelque chose d’enfui, tremblant d’une saveur invisible, et comme du sel délaissé après le repli sur l’étiage, innocent des mots encore à venir.

Qui es-tu donc, Cléarque, dont la plume si notoire aura tant voyagé et cueilli la gloire, toi qui as bâti tant d’ouvrages tellement vendus et reconnus et souvent lus que même en Chine on peut citer ton nom et au moins trois titres de tes romans ? Mais de qui donc une seule de tes lignes aura changé la vie, pour te dire une seule fois merci ?

A présent, les années plus nombreuses que tous ces écrits pourtant déjà peuplés, qui auront tant voyagé parmi les continents, viennent demander leur dû. Elles ouvrent dans leur sillage une immense plaine dont le vide montre au loin, en contraste sur un ciel blanc, un arbre mort. C’est dit, tu ne termineras pas ton nouveau pavé déjà bien entamé. Ils ne finiront pas leur trajectoire, tes personnages à peine éclos.

Alors, Cléarque, saisi de la torpeur douce du crachin d’octobre, tu regardes dans le miroir, juste derrière l’écritoire, et  tu te sers un sixième Ricard.

 

 

Il peut sembler acquis, telle une loi du bon sens, qu’on ne puisse rire que des choses comiques. Il ne serait pas besoin de disserter sur ce qui est drôle ou non. La matière du drôle est une évidence, comme un signal propre de notre espèce qui traverse les continents et rassemble dans ses effets toutes sortes d’hommes et de sociétés. Mais peut-être pas.

On voit bien des gens, sans doute d’une autre espèce, qui rient des choses drôles- parfois-, mais aussi de celles qui ne le sont pas – souvent. Dites quelque chose d’amusant, ou de stupide : ils riront, peut-être plus de vous que de l’amusement en question. Dites quelque chose de grave sans même être austère, et vous les verrez qui pouffent, avec des regards appuyés. Ils riront de vous encore, ils riront de tout. N’énoncez que des choses vraies, belles, ou sages, ils riront encore.  Ils tourneront en ridicule ce qui fait du monde sa beauté ou sa gravité. Comprenons qu’ils ne rient pas des choses, mais des gens. La moquerie leur tient lieu d’espace, et la raillerie, de respiration. Ils railleront encore et toujours entre eux, comme saisis de l’obsession d’un chemin tracé, comme une façon pour des moineaux soudain apeurés de s’envoler. Mais de quoi donc ont-ils peur ?  D’une vérité – il faut l’avouer – malmenée au commencement de ce paragraphe : le genre humain n’a pas le monopole du rire. Il le partage avec les plus évolués des singes.

 

 

©hervehulin

Chrysippe est un jeune homme de son temps : il s’ennuie. Sous ses yeux la terre est plate et le ciel vide. Il regarde le monde qui va et ceci ne peut exciter d’intérêt. Il aimerait goûter aux voyages et aux joies de pays lointains, mais la distance l’ennuie. Il aimerait aussi traverser des aventures, pour vivre de grandes émotions, et pratiquer des sports, pour être fier de son corps et se réconcilier avec lui, mais le risque et l’effort physique l’ennuient. Parfois, il donne un peu d’attention aux choses de la politique, et il se sent prêt à activer quelques degrés de résolution : alors il a envie de contrer l’avancée des idées mauvaises, et défendre la démocratie, et faire reculer l’oppression, et mettre à bas le grand capital, comme ces mensonges qui font que le monde est si laid ; mais, à vrai dire, la politique aussi l’ennuie. La nature lui semble-t-elle belle et vulnérable, tellement meurtrie, tellement menacée qu’aussitôt la nature l’ennuie. Il y a bien une chose qui quelquefois, le rapprocherait du soleil ; les jeunes filles lui paraissent de temps en temps, attirantes, et quelque chose dans leur rire, leur éclat de peau, le parfum de leur chevelure, le mouvement et l’appel de leur formes anime un courant intérieur, une forme de remuement intime très agréable. Mais le désir aussi l’ennuie, et tout lui paraît vain. Chrysippe est à l’image de son millénaire. Il a vingt ans déjà et sa neurasthénie en a cent.

 

©hervéhulin

Nos contemporains se sont lassés de l’amour, de la tension délicate du désir, de ses secrets, de la pudeur des corps, des jeux étranges de la séduction, ils ont inventé la pornographie. Ils se sont fatigués de l’intelligence que la nature leur avait confiée, du goût de chercher dans les énigmes, de dépasser les inconnues d’une situation dans toutes ses équations, de rapprocher les causes et les effets, de l’effort d’un esprit qui se mobilise et travaille vers toutes sortes de vérité, ont fini par préférer au goût toujours nouveau d’être instruit, le seul principe d’être informé ; alors ils ont inventé internet. Ils se sont écœurés de la démocratie, de ses institutions, de la passion des idées ou du compromis, et des travaux des lois et de la citoyenneté; alors ils ont inventé les réseaux sociaux. Qu’inventeront-ils sitôt qu’ils se seront lassés de l’humanité ?

 

©hervehulin2022

Alcinte aime être seul. Il n’est pas dénué d’humanité. Mais il n’aime pas la société et la compagnie de ses semblables. Par nature, il les trouve toujours insipides et trop préoccupés de faibles choses ; leur vanité, qu’il décèle à l’œil nu comme à l’infrarouge les insectes nocturnes, lui est difficile et a vite fait de lui passer une sorte de fièvre qui l’emmène ailleurs. S’il est entouré, il peut supporter un instant deux ou trois personnes, mais très vite, il cessera d’être aimable. Un simple attroupement lui communique une sensation de malaise curieux ; une foule, de panique furieuse. Bientôt, il tournera le dos, s’éloignera, claquera la porte s’il y en a une. Il y a quelque chose dans le genre humain qui l’insatisfait et le perturbe en permanence. Vous allez vers lui ce soir pour prendre ses nouvelles, mais il passe là et vous ignore.

Malgré ce mauvais penchant, Alcinte aime aussi qu’on l’estime et l’en gratifie. Il n’a rien de principe contre le genre humain. Il a souvent envie d’aimer les autres, et d’ailleurs, il ne peut s’empêcher de leur vouer de bons sentiments. Il est troublé quand autour de lui, alors que des gens se rassemblent par amitié, il pressent une forme d’harmonie heureuse dans l’air, qui vibre avec douceur; il aime ça. Il veut alors être leur semblable, fonctionner comme eux. La sympathie lui est une sensation familière, même s’il n’en maîtrise pas l’usage. Fréquenter la civilisation a du bon, il n’en faut pas désespérer.

Pourtant, il maintient toujours une farouche distance avec les autres. Alcinte regarde les gens avec une lorgnette inversée. Il les perçoit mieux lorsqu’ils semblent éloignés, tels de minuscules silhouettes ; là, ils les apprécient à leur juste proportion. Qu’ils sont petits, toujours affairés de leur personne, tourmentés de leurs apprêts. Ils ont si peu à se dire, et pourtant, toujours ils parlent ; si peu de temps devant eux, mais toujours à le dépenser en riens de toutes sortes ; si peu à aimer.

Mais Alcinte parfois se sent de la compassion pour ces humains qui sont toujours en peine et incapables de bonheur. Il les regarde, et pense qu’ils ne savent pas vraiment ce qu’ils font. Après-tout, ils sont bien vulnérables, un souffle les met a à terre. Il les trouve touchants. La vue d’un pauvre effaré qui dort dans la rue le rend triste. Son cœur s’étreint sitôt qu’il entend un enfant pleurer.

Ah ! Faire pleurer un enfant, n’est-ce pas la signature d’une âme cruelle ? Il n’accepte pas cette indifférence au sort des autres qui est la marque de tant de ses semblables. Qu’un déluge les emporte, qu’une révolution les accable de ses tourments. Voilà leur meilleur sort.

Il n’entend rien à cette amitié qui les rend si faibles et si forts. Ces gens qui se parlent et en ont l’air joyeux, que se disent-ils ? Ceux-là se retrouvent et s’embrassent, qu’est ce qui les poussent ainsi les uns vers les autres ? d’où viennent-ils ? Pour se reconnaître et se choisir ainsi, comment-font-ils donc ? Toutes ces connexions, mues par une si mystérieuse chimie, éclairent doucement la vie.

Conviez Alcinte à une réception, à un simple moment convivial, et il retardera sa réponse, ou esquivera sa venue. Il n’apprécie en rien de participer de ces séances où des gens s’assemblent, parlent de tout et de rien, rient d’eux-mêmes et des autres, de situations dont il ne saisit pas le sens mais dont le récit les anime tant ; ils les regardent boire, et s’amuser entre eux, et parfois même, s’ennuyer : ça, il sait le reconnaitre d’un seul coup d’œil. Mais il n’aime vraiment pas ça. Très vite, la conversation va l’échauffer, puis l’exaspérer. Quoi, faut-il-donc toujours subir ces billevesées !  Vous le verrez soudain s’enfuir sans façon ni saluer.

Le jour suivant, il sera chaviré d’avoir commis cet éclat. Il songera que cela ne valait point la peine de s’emporter ainsi. Peut-être même aura-t-il blessé ceux qui ne voulait que s’entretenir avec lui, et, qui sait, le connaître pour l’apprécier ? Il convient de faire oublier ce mauvais écart ; le voici qui fait porter des roses à ses hôtes d’hier, pas une gerbe mais une charretée.  Vous allez vers lui ce matin pour le saluer, et il se précipite et vous embrasse.

Alcinte ne sait donc faire durer son opinion sur les hommes ; car voyez-vous, il n’arrivera jamais à s’habituer à leur inconstance.

 

 

 

©hervehulin2021

Que vous a donc fait Dracon, pour le laisser ainsi à ce triste destin ?  De quel délit, quelle infamie son état dévasté est-il le châtiment, pour être ainsi réduit ? Pour le laisser à la rue comme ça, à même le sol, accablé de sa misère, chiffonné dans ses fripes sales ? Vous a-t-il volé une pomme, votre chien, les clés de votre voiture ? Aura-t-il fracturé votre huis, vos fenêtres ? En quoi vous a-t-il agressé, pour rester ainsi puni ? Le voici effondré sans réagir aux détours du vent, de la pluie et de la foule. Il est là, désespérément. Broyé par le mauvais destin. Masse inerte, on ne voit plus sa tête, recouverte sous ce mauvais capuchon de toile qui nous cache ses traits, ni ses bras, replié sous le tronc. Les remugles du trottoir ne font pas frissonner ses narines. Qu’est-il advenu de cet homme naguère bien installé en société, qui exerçait un emploi en vue, si bien entouré de nombreux amis ? Où s’en est-il allé, cet ami affectueux, ce travailleur apprécié ? Qu’en reste-t-il, de ce citoyen volontaire, si souvent animé vers les autres ? Où s’est-elle enfuie, cette vie aujourd’hui très ancienne, quand il était un homme comme ceux qui passent devant lui ce soir sans le voir, ou plutôt sans le regarder ? Que nous a donc fait Dracon, pour que l’idée de le regarder nous effraie au point que nul ne sait, sous cet effondrement de l’homme, s’il dort ou s’il meurt ?

 

 

©hervehulin2021

Le sage est toute en mesure, quand le sot prolifère.

Le sot s’exprime sans limite car il a quantité de choses à dire sur tout ; sa soif d’à-propos ne tarit jamais, et chaque évènement du monde attise en lui cette fureur de donner son avis.

Quand un sage aime patienter que le fruit soit mûr, le sot ne montre que la rage de l’avaler en maudissant cette si lente nature. Là où un homme sage saura trouver quatre mots pour adresser à tous une vérité nouvelle mais simple, l’esprit sot aura une envie irrépressible de se soulager de centaines de paroles et d’attirer l’attention par toute une multitude de couches successives, et ne cessera de ressasser des formules apprises et bien pauvres, et qui seront sa fierté, et qui tiennent lieu de couleurs. Du plus clair vers le plus sombre des idées pauvres, à partir de l’aplat de sa nullité, il en noiera l’espace et la durée, pour finalement tout gâter de notre tranquillité. C’est la raison pour laquelle le flux des opinions qui a fort endommagé l’honnêteté des esprits et le goût de la vérité, ne finit jamais. L’imbécilité des idées est douée d’un mouvement perpétuel qui, tel un aimant, attire les uns vers les autres et rassemble tous ceux qui en sont animés ; de sorte que les rassemblements d’imbéciles émettant toujours de l’esprit, l’essaim, éternellement nourri, n’aura de cesse de voler qu’il ne couvre le ciel et gagne l’univers.

©hervehulin2021

Nous voulons vivre toujours mais nous voulons vivre plus encore. Demain comme aujourd’hui. En nous, deux faces se confrontent sans jamais faiblir. Celle qui entend profiter du monde à l’instant, et jouir des plaisirs qu’il nous permet de consommer; et celle qui aimerait bien rester en situation de faire encore de même dans cent ans. Mais voilà, pour notre malheur, notre Terre si étroite s’épuise de nos actions. On le sait depuis longtemps, on ne le voit que depuis peu. Comment choisir entre la vie maintenant, celle qui bat tout de suite, là, contre la porte, et celle dont on entend à peine encore le pas, mais qui nous appelle des lointains estompés de brume ? L’homme est ainsi fait qu’il ignore, sous cet esprit limité qu’il imagine sans limite, comment habiter sa maison sans la consumer de ses mille envies toujours recommencées. Il ne connaît le sens et la voie de tout ce qui a fait de lui cet être dominant.

Voyez-donc, ce voyageur maladif, explorateur impénitent, égaré dans une forêt vierge, dévasté par la soif. Les arbres de cent pieds de haut lui voilent la lumière. A bout de force, il entreprend alors de creuser à main nue ce sol tourbeux, dans l’espoir de faire jaillir une source. Vite, avant que le soleil invisible n’achève de le ruiner. Son énergie se tourne tout entière dans le désir de boire. Il s’affaire et s’essouffle à la tâche. Ses doigts attaquent la terre meuble mais toujours plus profonde. Bientôt, ses épaules et ses bras sont endoloris. Tout son corps, devient à chaque levée, plus desséché. Sous l’effort, la sueur le vide. La chaleur des tropiques est sans pitié. Ses forces – celles-là même qui lui ont permis l’entreprise de traverser cette immense contrée- se perdent sans retour. Voilà, il est épuisé absolument. Il tombe face contre terre. Son souffle cesse. Son cœur se tait.

Il n’a même pas vu comme il pleut au-dessus de lui, il pleut encore et toujours, de cette pluie d’Afrique dont le ciel depuis des millénaires, fait don à cette vieille terre. Il suffisait de lever le nez, de cueillir une feuille, de la rouler et d’attendre que le ciel la remplisse. Quelle volupté c’eût été. Mais il est trop tard. Et nous sommes ainsi, qui ne savons voir ce qui est donné. Il suffirait d’écouter.

 

©hervehulin2021

La considération des autres est souvent le seul étaiement de l’estime que l’on se donne. Là où l’esprit s’interroge et doute, des mots dans l’air et des avis volatils s’empressent de le conforter. Quelle que soit la façon dont on vit avec les autres, c’est une loi qu’on ne peut ignorer.

Cimon est brillant et amical. Mais le voici préoccupé sitôt qu’il est entouré ; le regard des autres souvent lui fait problème. Il craint qu’on le juge mal. Aronce est lui aussi, en toute circonstance, inquiet de ce qu’on verra de lui ; il n’aime pas trop être vu. Cimon et Aronce tous deux sont soucieux de ne pas être négligés.

Cimon cherchera toujours à plaire, sans faux-semblant car c’est un homme bon et aimé de ses proches, souvent estimé de ses contemporains. Sa notoriété est d’un éclat modéré, mais qu’il entretient pour briller. Briller juste assez qu’on lui en rende grâce. Il plaît souvent et ça lui plaît. Il est fier. Aronce a besoin qu’on le remarque, mais n’ose pas montrer en société les postures qui conviendraient ; il est humble.

Cimon invite beaucoup. Il sait donner de lui-même envers les autres, leur offre de larges moments d’amitié et de partage. Sa conversation est habile, elle est variée ; son entrain toujours valeureux, et met à l’aise ses convives même en grande société ; ses amis sont nombreux, leur fidélité à toute épreuve au fil des jours. Il sait écouter, et ne jamais négliger. Il cherchera, sans cesser, à gratifier des services qu’on lui a rendus, à ne jamais décevoir, à toujours rendre les circonstances plus faciles à autrui, sans demander qui est cet autrui et ce qu’il peut donner d’abord. Cimon est tout ainsi. Aronce craint de ne pas faire assez bonne figure quand il est parmi la foule, quand bien les gens vont vers lui et lui donnent pourtant ce qu’il attend. Il veut rester discret, mais il désire aussi captiver l’attention. En vérité, il veut qu’on le voit mais redoute qu’on le regarde.

Cimon souvent demande des avis, sans avoir l’air d’y faire ; est-il assez bien mis de sa personne aujourd’hui, comment était la table au souper, le cognac fut-il suffisamment ambré ? Des conseils aussi : une écharpe de soie sur un pardessus, un Cheverny rouge servi sur un poisson grillé, des roses blanches à une vieille amie, tout cela se fait-il ? Dites-moi donc, permettez- moi de faire mieux, de plus vous servir encore, d’être plus affable et plus honnête encore que la veille. Qu’on propose ce qu’il peut faire encore, et encore, aujourd’hui comme demain, pour qu’on dise une fois, une fois seulement à voix haute et devant tout le monde : « Cimon est merveilleux, oui, merveilleux, il l’a toujours été ». Aronce regarde ces usages de très loin, il en a perdu le sens : la seule vérité qui l’obsède, c’est si on le verra aujourd’hui, et ce qu’il en aura gagné à la fin du jour.

Cimon chaque matin se lève en pensant aux bienfaits que la journée va lui donner, et prévoit déjà d’en remercier tous ces gens qu’il connaît. Il est avocat, parle bien et vit avec succès depuis plus de dix années. Aronce, lui, n’a plus de foyer, vit dans la rue depuis vingt ans, et, les yeux baissés, attend un peu d’aumône jusqu’à demain.

 

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