Que dit-on de Ménophile, qui est universellement détesté dans son pays ? Que c’est un homme sans doute brillant, mais sans coeur, très peu intéressant pour qui apprécie les échanges d’esprits, que c’est même un caractère trop ambitieux pour être fréquentable, qu’il en est dangereux sans doute et détestable à force de mentir, car ce genre de personnes n’existe que dans ses mensonges; on dira aussi  qu’il est par nature peu enclin à satisfaire à une morale élémentaire, un manipulateur, avec un penchant certain pour la transgression, si ce n’est la délinquance; les gens comme lui n’ont pas de conscience, sinon il ne serait pas à la place qu’il occupe; c’est un dangereux, voire criminel, il faut le dire, il devra un jour rendre des comptes, devant la justice, devant les foules, il mérite les pires punitions, c’est un odieux et abject, à la fin.

Qu’a donc commis notre Ménophile pour subir un tel procès? A-t-il emprisonné des innocents, détourné à son profit des sommes destinées aux indigents et aux miséreux, a-t-il plutôt privé de soins des malades qui s’en sont trouvé condamnés, dévalisé des vieilles dames sans défense? A-t-il exterminé pour son plaisir des espèces protégées et rares, déporté des populations civiles, dirigé un camp d’extermination, ou plusieurs même? A-t-il enfin dévoré des enfants vivants, brûlé Rome pour son agrément, et avec, des foules innocentes?

Rien de tout cela. Nous sommes en France, et Ménophile n’a rien fait d’autre qu’en présider la République.

Ménalippe est admiré et respecté; car voyez-vous il travaille au Cabinet. Du ministre, du président peu importe. Il bosse dans un cabinet. Il est haut placé, et il le sait.

Dans la journée, il passe un tas de coups de téléphone à des gens très importants : un accident sur la nationale il appelle le préfet. Une manifestation de grévistes et il appelle un ministre ; et le ministre le rappelle pour faire le point. Une délégation de paysans, de professeurs, de notaires ou de pauvres gens, c’est lui qui reçoit, écoute et répond. Il s’active, il alarme, il traite ; il règle les dossiers. Il en ouvre d’autres. Parfois il se déplace jusqu’à la province pour représenter le ministre ou le président et régler des problèmes sur place. Il travaille dans un Cabinet.
Le soir, il reste tard, car il doit vérifier les parapheurs à la signature du ministre. Ou du Président. Il veille, et coordonne ; il supervise un tas de collaborateurs, d’experts, de conseillers, qui ont préparé des courriers, des notes, et des fiches pour le ministre. Ou le Président. Ménalippe  doit s’assurer que tout cela est d’équerre avant signature. Il a le pouvoir de suspendre un courrier, ou reporter une réunion. C’est cela, travailler au Cabinet. Car Ménalippe est membre influent du Cabinet.
La nuit, l’activité ne s’endort pas. Ménalippe est toujours là pour ne dormir que d’un œil. Il veille encore, et surveille. Même abandonné si peu dans un pâle sommeil, il frémit parfois et continue de baigner dans les affaires publiques. Il frémit, et même sursaute et grogne. S’il y a une catastrophe, un coup média, une alerte, il sera là. Car voyez-vous, Ménalippe travaille au Cabinet, et c’est un labeur sans repos. C’est une vie.

Mais quand tout le monde est parti, alors, Ménalippe, épuisé de tant d’énergie et de devoir accompli, a besoin de soulagement, et d’un si précieux moment de calme, pour se retrouver un peu lui-même ; alors, il passe une fois par jour, aux cabinets.

 

©hervéhulin2023

C’est une affectation commune, pour une personnalité d’un rang élevé dans la cité,  que de ne pas accuser les contours des privilèges qui lui sont dus. Mais le jugement des autres, de ceux-là qui sont d’un rang très inférieur, avec une forme de sourire, lui en voudra toujours d’être à la place qu’il occupe, mais exige qu’imperceptiblement, il plie l’échine devant les humbles. La modestie est naturelle aux modestes, elle est un jeu savant pour les riches. On veut ainsi s’habituer à ce que les puissants imitent les postures des indigents. Et on n’a de cesse d’accabler celui qui parmi les grands, commet l’erreur de vivre selon son rang. On congédie un ministre, quand le journal publie qu’il a fait servir un homard à ses hôtes. Il en est ainsi dans ce curieux siècle. Il n’avait qu’à offrir des coquillettes avec un peu de beurre, et l’honneur de la République était sauvée.

 

©hervéhulin2022

C’est le malheur des gouvernements de notre époque, qui laisse une heureuse liberté de ton à chacun dans la cité, d’être en toute circonstance, accusés sans relâche par leurs sujets, des défauts et des vices de ces mêmes sujets. Ces derniers ne veulent voir dans ceux qui font les lois que la tentation de l’intérêt particulier pour échapper à l’intérêt général, et la primauté de l’ambition sur la volonté commune. Mais qui donc assujettira le sens de sa journée, l’affection de sa famille, le niveau de son impôt, le principe de sa propriété ou de son travail, au sort de celui qui accablé de misère, reste sans toit et sans soutien endormi sur le bitume ? Qui donc renoncera, exhortant la passion de l’égalité, à la possibilité de déroger à une obligation citoyenne plutôt contraignante, s’il n’en a qu’une seule occasion ? Franchira la ligne blanche si cela peut accommoder un meilleur délai, ou laisser entrevoir un possible succès pour sa personne ? Contournera la ligne droite, si le prix de la courbe est à son avantage ? Ainsi sommes-nous, qui, dénonçant l’impéritie des puissants, ignorons le prisme du miroir qui dénonce notre impuissance à devenir meilleurs.