Dans le flot des déclinaisons romanesques du récit homérique, il n’avait pas été entrepris encore d’écrire la chute de Troie du seul point de vue des femmes. Historienne, romancière et passionnée par les mythes grecs, Nathalie Haynes n’en est pas moins journaliste. Et c’est un peu avec cet œil -là qu’elle nous emmène sur un versant discret de la guerre de Troie. A la recherche de vérités inaperçues encore.

Avec le récit homérique, les femmes sont très présentes,  aussi souvent au premier plan, qu’à demi-muettes, à l’image d’Hélène. Très peu aura écrit de leur souffrance. Les hommes sont morts, victimes de leur violences ; les enfants aussi. Les femmes troyennes sont esclaves, c’est leur sort : accablées par un destin dans lequel elles n’ont aucune part, elles endurent et attendent. Les voici rassemblées sur la plage, couverte des cendres de la cité, ; du sang de leur peuple, de leurs époux, de leurs enfants, de leurs parents ; attendant que leurs maîtres viennent faire leur choix et les emporter comme autant de parts de butin. Mais les Grecques aussi : Pénélope, docile mais lucide, qui manigance sa survie plus qu’elle n’attend cet époux légendaire qu’elle a si peu connu. Hélène impose sa sensualité aux hommes, dont pas un n’ose la regarder en face. Iphigénie, ensanglantée avant d’avoir vécu ; Clytemnestre, figée dans sa révolte intérieure et si patiente. Mais les divinités aussi, sont femmes, et pas forcément – mais on le savait déjà -de la meilleure nature. L’explication de la pomme d’or remise par Paris à Aphrodite, contre Athéna et Héra, est savoureuse et très ironique – invention absolue de l’écrivain, là on sort du mythe récupéré, et on entre dans la littérature. Et les hommes dans cette affaire ? Les mâles, les guerriers, les glorieux…Ils ne sont pas heureux pour autant, broyés par leur destinée de héros qui ne les laissent pas vivre pour autant: ils ont tellement peur de mourir. Même Achille.

Souvent le phrasé de la narration, très fluide, est tragique bien sûr, mais en accusant des variantions plaisantes à la lecture : parfois plutôt lyrique , avec des détours de bavardage, ou de fureur rentrée ; mais toujours saisi de nostalgie, et prenant le sens du tragique comme on prend celui du vent. Ce chœur grec exclusivement femme exhale ainsi un dérangeant lamentoso, que nourrit le récit en alternance continu des personnages, à la troisième personne, ou à la première, dans toutes ces voix sonne le même timbre. Dans la douleur des mères endeuillées ou des épouses captives – Andromaque est les deux à elle seule, la plus pathétique – c’est bien une lucidité supérieure sur la condition humaine qui se dessine et laisse le lecteur songeur sitôt tournée la dernière page.

Et pourtant, ce destin qui les tourmente leur confère une force durable derrière les siècles qui passent. En quoi donc des êtres vaincus restent les invaincues ?Elles sont fières et leurs voix intérieures restent intactes. Ce sont elles qui tiennent la parole, au-delà des siècles. Elles restent, la tête droite et le regard lointain, de vivants modèles du genre humain.

 

Nathalie Haynes. Les invaincues. Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Manon Malais. Edition Michel Lafon. 412 pages.

Sitôt la première heure évanouie

Les rayons honorent

La vapeur intime des mots

Dans la prairie incolore

Tandis qu’à midi les feuilles transforment le soleil

Délié dans sa buée qui expire

 

Images de saisons semblables

De courbes et de fleurs blanchies

Écoutons le son des vibrations sous le sable

Des silences précieux et du givre fertile

Images du vent

En noir et blanc

 

Sitôt la porte relâchée

L’espace s’émeut Le mur est pâle

Un courant d’air sursaute

Et pose un semblant de rime sur

L’existence d’un rideau

Où l’espoir respire

Er respire

Et respire

Dans cette quinzième lettre , le printemps, la littérature pour tous, le bonheur, Rétif de la Bretonne, des étoiles et de la poésie, encore et toujours. Amis lecteurs, dont l’afflux étonne depuis quelques jours (plus de 4000 visites en une semaine, quelle ruée confidentielle!), profitez bien.

Printemps. Les esprits antiques et leurs poètes, imprégnés de la finitude de l’existence, avaient un sens inné de l’idée de renaissance. Le printemps est un moment d’instabilité précieux: voilà pourquoi il aura toujours l’effet d’un charme, au sens que la magie donne à ce terme.La sensation à peine ressentie d’une tiédeur dans l’air, que l’on aime familière, sait redonner espoir et une humeur meilleure. Le printemps atténuera de son seul sourire, la peine et le regret des morts. Il substitue une transfiguration familière, plus apaisante comme passent les années, et que d’autant de printemps se substituent aux hivers. L’âme, en veilleuse depuis novembre, soudain frémit à nouveau: les deuils s’estompent; le bonheur peut recommencer, et l’espérance que la vie soit belle.

 Atelier Mathieu Simonet. Ecriture pour tous. Curieuse et passionnante expérience que cet atelier d’écriture animé par Mathieu Simonnet le 21 mars. Simonnet consacre une énergie quasiment planétaire à multiplier les envies d’écrire pour tous. Il part du principe que toute écriture est légitime; dès lors, la publication devient un phénomène mineur et complètement dissocié de l’acte. Nous avons tous le droit d’écrire, et en plus, nous avons tous des choses à dire. C’est une idée belle qui fait son chemin, poussée en avant par la (jolie) mode des ateliers d’écriture. Tout le monde écrit, on est tous amateur, dans le double sens du mot. Publier, c’est vrai, à quoi bon? L’écrit doit-il en toute circonstance, être opposable à la foule? Ecrire est tellement jouissif. Ecrire rend heureux.

Dans l’atelier Simmonet, l’esprit ainsi délesté travaille donc en liberté. Liberté contrainte, par le temps imparti: celui laissé à l’inspiration est limité à celui d’une chanson – ça vaut ce que ça vaut, mais on fait avec-mais il faut bien reconnaître que la contrainte aiguise le verbe, et aide à aller le chercher dans les recoins. Au final, c’est un moment agréable et bien amusant. Chacun est heureux de ce qui s’écrit, et voilà tout. On en sort bien, avec soi-même.

De sa vie et celle des autres. Mais une limite au point de vue précédent s’impose. Faut-il donc sans cesse ne raconter que sa vie pour être un écrivain de ce siècle? Regardons les programmes des ateliers d’écriture, et, par glissement, les devantures des librairies. Il faut parler de sa vie, à tout prix, si possible en souffrance – un inceste, une rupture, une violence, un deuil, ou plusieurs, un exil, tout ça à la fois, c’est encore mieux -L’intimité déchiffrée semble devenue la matière littéraire première de notre temps- comme au moyen-âge, les chevaliers, ou dans l’antiquité, les dieux et les héros. Mais écrire dans l’ombilic de soi-même, certes, mais sans écrire pour les autres?…Quand on écrit, qu’a-t-on à exprimer pour l’autre? Trop d’écrivain(e)s d’aujourd’hui n’ont rien d’autre à transmettre que leur vie. Avec talent parfois (Ernaux) ou parfois, sans (Angot).

Et voilà que grâce au magnétisme d’internet, je trouve enfin “Monsieur Nicolas” dans la vieille et unique édition de la Pléiade (ah, qu’il est doux de trouver enfin un introuvable livre qu’on attendit longtemps)… Rétif de la Bretonne ne raconte que sa vie, probablement nourrie d’affabulations que personne ne croit, mais qui font littérature.On n’est pas obligé, bien sûr, d’affronter les trois mille pages de ce Nicolas-là. Mais en parlant de soi à chacune de ces pages, Rétif, graphomaniaque compulsif, à travers les siècles, nous livre avec bien de l’image ce qu’était la vie au XVIIIè: comment les enfants jouaient, se passait la journée, comment le désir venait et repartait, ce qu’on mangeait, ce qu’on cachait des sentiments, les mots qu’on prenait pour dire les choses quand de nos jours, on en prend d’autres pour dire les mêmes… Il a deux obsessions, Rétif, qui font le flot de cette somme: le sexe et l’écriture. Le reste n’est que décor et mise en harmonie. Pourtant, il le dit dans son prologue, il n’est alors que le troisième auteur de tous les temps à entreprendre l’histoire de sa vie (après Saint-Augustin et Rousseau). S’il savait ce qu’est devenue cette étrange manie de nos jours…Du plus intime de sa personne, dans une narration submergée de détails en tout sens, il nous montre que c’est possible: en parlant de lui-même, il nous parle du monde; or, de nos jours, les autres ne parlent que d’eux-mêmes comme s’ils étaient le monde.  Parfois tourmenté, son récit reste toujours heureux.Même quand la vie ne l’est pas chaque jour, la littérature, elle, le reste à chaque phrase.

Jean Giono et les étoiles. Jolie découverte de lecture que cet ouvrage, peu connu il me semble, de Giono: “Traversée sensuelle de l’astronomie”. Rien que le titre vous emporte vers la délicatesse des étoiles. Dans cette méditation d’un mode fluent, le corps épouse l’infini du cosmos à chaque page. A force d’invoquer sa finitude face à l’immensité spatiale, nos sens sont appelés par le prisme d’un verbe quasi magique, à gagner la dimension des étoiles.

L’univers n’est pas séparé en deux parties: nous d’un côté et de l’autre côté, le reste, nous sommes l’univers et sa passion est notre passion”.

A chaque ligne, chaque propos, Giono réussit à façonner un lien entre la vie – la nôtre, c’est à dire notre humble matière – et l’ordre des étoiles: c’est une clé de sagesse, cette fameuse sagesse dont la distance nous désespère parfois. La lecture de la “Traversée” nous trace un cheminement du corps vers l’infini des astres.

Au delà de Mars, près de nous, quelqu’un de notre famille est mort.Nous mourrons. Dans les espaces et le temps que le soleil gonfle, les débris du soleil tournent déjà autour de lui.(…) L’idée de notre transformation nous est intolérable; pour assurer sa durée, ma matière doit être amoureuse d’elle-même”.

A-t-on souvent lu un tel émerveillement? Une telle densité dans l’expression de l’infini? On contemple les étoiles, comme un fil d’aplomb suspendu au plafond, et un peu de sagesse nous vient, enchantement béni d’une neige fragile.

Alicia Galienne. A découvrir, la poésie juvénile et tragique en même temps, d’Alicia Galienne (NRF, Poésie Gallimard; L’autre moitié du songe m’appartient”). Alicia a beaucoup écrit avant que sa jeunesse ne s’achève: elle savait que sa vie ne dépasserait pas celle-là, à cause d’une affreuse maladie dégénérative comme la cruauté de la nature sait parfois l’inventer.

“Non Rien ne m’est interdit

Car je détiens le rêve

entre mes mains pleines de ciel

car j’ai conquis les oiseaux

tout au dessus de l’eau

Où je marche la nuit”

            (in “La mort du ciel”)

Chaque ligne est comme brûlée de l’envie de vivre. Elle écrivait tous les jours, avec une inspiration soutenue, et sans doute, pressée. On y trouve de l’authenticité, un verbe original, souvent mature -normal, quand la mort vous talonne -délicatement ourlé, parfois, d’inexpérience. Pour exprimer sans fard et sans peur le vertige du vide final qui approche.

Faire le vide

Se retenir d’espérer

Oublier son regard

Deviner l’emprise du silence 

sur soi-même”

            (in “Douceur de nuit”)

Et puis, il y a l’amour, obsédant mais discret, qui transparaît ça et là dans les poèmes.

“Cette nuit pour toujours nous appartient

Nous anges ou démons sans permission

Qui nous volons à chacun l’amour

Où avons-nous appris à vivre sans permission?”

             (in”Deauville”)

Alicia est morte à vingt ans, un triste matin de Noël. Lisez “L’autre moitié du songe..“, lisez tout. A la fin du recueil, une postface pleine de tendresse de son illustre cousin, Guillaume.

De  la magie des rituels. Deuil, Printemps, Sagesse. Pour moi ce printemps n’aura pas été joyeux, mais le prochain le sera probablement. D’ailleurs, il continue de faire froid et gris, cette année. Et le coeur s’en ressent. Proche de ce que Francis Jammes appelait “Le deuil des primevères”. Mais des mots et des gestes familiers, partagés, suffisent parfois à renverser la donne. Chaque instant de splendeur est une résurrection. La doucereuse mélancolie d’un ciel  inversé.

De “La traversée sensuelle des étoiles“, cette phrase incroyable, ode à l’humanité, qui redonnerait (presque) envie de croire au genre humain:

L’homme vit dans des grandeurs libres. Dans tout ce que nous faisons, il faut tout faire pour l’homme.Il ne faut rien faire pour tout ce qui n’est pas, exactement et sans équivoque, l’homme”.

Merci, Jean Giono.

Il est possible, si l’humeur mienne ne change pas, que je vous parlerai dans la prochaine lettre, du voyage au Japon, et d’écrivains d’Afrique.

Allez, ne faiblissons pas, et croyons fervemment à la littérature amateure.

En attendant, les cahiers d’Alceste, c’est toujours par ici et ci-dessous. Allez lire les “lamentations de l’errant“, ou de l’esthétique du poème comme une fin en soi…

Les Cahiers d’Alceste,

Et n’oubliez pas vos bienveillants commentaires…

 

Hermodore vous dira qu’il a la passion de l’information. Est-il journaliste? Il vous le dira peut-être. Il est vrai qu’il diffuse bien des choses. Pourtant, il sort rarement de chez lui mais Internet et les réseaux lui font explorer le mode et toutes ses vérités cachées. Il investigue, découvre des histoires, est dénonce des mensonges. Professionnel convaincu de l’information, il n’a jamais eu de carte de presse. Libre, n’appartient à aucun journal. Solitaire, connaît les autres et leurs détours. Immobile devant son écran, il voyage plus que ces agités du système grand public et bien-pensant en flux dominant…Il dénonce et il accuse des maux qu’il découvre ainsi.

Car voyez-vous, si Hermodore se joue des angles morts et sait en dévoiler les secrets, c’est qu’il évolue avec aisance dans des eaux de différentes sortes, profondes et de surface, claires et saumâtres. Ses deux moitiés de cerveau sont poreuses à tous égards, et en font cette étrange chimère si courante de nos jours. C’est un assemblage qui le rend sympathique et le rend unique et commun à la fois. Un corps de loutre plutôt agile, pour plonger sous la surface, des mains palmées pour nager partout, et un large bec pour fouiller la vase ; et pour seul orifice à l’arrière du corps, un cloaque polyvalent. C’est grâce à cette unique physiologie qu’Hermodore vous dira combien il est convaincu d’être indépendant absolument.

 

 

Pourquoi ai-je si peu vécu ?

Sable mobile sous l’eau pure

Pour les névés des aubépines

Où s’exténuent l’ordre et l’éveil

Pour la torpeur floutée de l’aube

Où nul moment se renouvelle

Et l’extase et l’insomnie

Pour les distances hors-échelles

De l’enfant jamais revenu

Voilà pourquoi si peu vécu

Ai-je donc déjà tant vécu ?

Dans l’antique jardin les bourgeons

Restaient bourgeons Mais renonçaient

Aux années discontinuées

Dans la clandestinité qui ont dévoyé

Ce songe nu au cœur du cercle

Et caresser l’espoir des marges

Comme la pluie qui passe et brûle

Sur la cendre d’avoir vécu

Pourquoi ai-je si peu vécu ?

Le front posé sur ces matins

L’instant semblait moins imparable

Les jours suivants les jours s’essoufflent

Et rien ne sait restituer

De l’hiver le pâle flambeau

Ai-je donc tant vécu ?

Les minéraux se sont lassés

De ces aspérités faciles

Cette absence en cheminement

Qui relie le cœur à l’étoile

Pourquoi ai-je si peu vécu ?

De l’iris le pétale hanté

Effleure le sol et le flot

Lumière es-tu si pâle

D’avoir si peu vécu

Pourquoi ai-je donc tant vécu ?

Témoin du contre-jour

Pour l’étoile dessous l’obscur

Et l’innocence dans l’eau pure.

À se complaire dans l’attraction des puissants, on en subit les grandeurs et les servitudes. Vous êtes ami avec l’un depuis vingt ans, mais le voici qui tombe bien bas par une affaire d’argent, d’impôt ou de vilaines mœurs : happé par l’appel d’air et sitôt effondré au creux de l’indignité, vous n’avez su rien voir venir, vous dira-t-on, et qu’il ne fallait surtout pas vous approcher si près d’une personne aussi peu recommandable.  Vous êtes aussi ami avec cet autre depuis six mois, tout autant inquiété : à peine son avocat a-t-il fait annuler un mauvais jugement, que vous serez encensé d’avoir pour fréquentation une personne aussi avisée. Mais ne vous leurrez pas : celui qui s’en tire vous laissera loin derrière, quand celui qui sombre vous emporte avec lui. Ce sont là des amitiés bien difficiles, pourvu qu’elles soient sincères.

Ne parlez pas aux jeunes des difficultés de leur âge. La plupart est peu disposée à en entendre les couplets, qu’elle aura déjà cent fois écoutée : que leur fait votre compassion, quand vous avez de loin passé l’époque des recherches d’emploi, des angoisses aux lendemain d’examen, des solitudes douloureuses et de l’abysse du chômage ? Leur nature les porte autant à la fierté que celle de leurs aînés… Vous voulez ouvrir une porte, et faire entrevoir un cheminement meilleur que celui tracé par ces années malaisantes ? Évoquez donc le poids des âges et la vieillesse qui monte, son cortège sombre de faiblesses et de maladies, représentez-leur ce qu’il en est de voir partir ses amis et tous ces instants heureux avec eux réduits à de simples souvenirs, tracez donc, avec la précision de l’expérience, la finitude du temps qui vient ; mais surtout, en toute circonstance, n’oubliez pas de dire ce qu’est la sensation d’avoir beaucoup vécu,  son inégalable goût de cerise, et l’écho harmonique de la mémoire illuminée… Alors, vous aurez su parler aux jeunes, les éclairer utilement sur la vérité de l’existence, et quand bien même un sur cent vous aura écouté, croyez que celui-là, pour les temps qui s’ouvrent à lui,  sera bien devenu sage.

Une famille, traversée de ruptures et déchirements, œuvre à la réconciliation, jusqu’à en perdre le souffle. Mais cette famille est dédoublée en deux branches qui s’ignorent. L’une, oubliée sur une grande partie du roman, est une famille éloignée de ses racines africaines. L’autre, au premier plan, est au contraire, enfermée dans ses racines africaines. On pourrait penser avoir entre les mains un Nième livre sur l’identité et la recherche des racines etc. C’est cette dualité, ainsi que la formidable capacité de l’auteur à retracer les douleurs intimes, qui en fait l’éclat incroyablement humain.

A la première page, un homme meurt en silence. En l’espace d’une soirée, la vie sereine de la famille Sai s’écroule : Kweku, le père, tombe doucement dans son jardin, face contre terre, et meurt. Comme dans les films, sa vie défile devant ses yeux et notamment son regret : avoir fait éclater la cellule familiale en abandonnant sa femme et ses enfants. Jadis chirurgien ghanéen extrêmement respecté aux États-Unis, il a subi une injustice professionnelle criante. On lui reprocha une erreur tragique dans une opération – à tort ou à raison ? Le lecteur ne sait pas et peu importe : c’est le sort qui frappe.

Ne pouvant assumer cette humiliation, il aura abandonné à Boston, sa ravissante épouse nigériane, et leurs quatre enfants. Il s’enfuit, accablé par cette indignité, pour ne plus jamais revoir cette famille aimée. Il tente de refaire sa vie au Ghana, pays natal ; mais laquelle de ses deux vies aura été la plus juste et heureuse ?

Il laisse ainsi un double cercle familial tourmenté. Dans le vide abyssal que laisse cette absence, la tension enfouie des secrets remonte et tourmente la famille. Dorénavant, Olu, le fils aîné, est tourmenté par l’obsession de vivre la vie que son père aurait dû avoir. Les jumeaux, la belle Taiwo et son frère Kehinde, l’artiste renommé, voient leur adolescence bouleversée par une tragédie qui les hantera longtemps après les faits. Sadie, la petite dernière, jalouse l’ensemble de sa fratrie. Mais l’irruption d’un nouveau drame les oblige tous à se remettre en question. Les expériences et souvenirs de chaque personnage s’entremêlent dans ce roman d’une originalité irrésistible et d’une puissance éblouissante, couvrant plusieurs générations et cultures, en un aller-retour entre l’Afrique de l’Ouest et la banlieue de Boston, entre Londres et New York. On cherche le bonheur et on espère la joie de vivre, mais chacun pleure beaucoup.

Chacun porte en lui une part de cette innocence qu’a blessée la mort du père. Les retrouvailles vont cristalliser les heurts, les non- dits, les tensions, les manques, les absences, les attentes des uns et des autres. Puis, autour du rituel des funérailles, les cercles fusionnent et l’apaisement survient.

Les séquences chronologiques sans cesse intercalées entre présent et passé compliquent un peu la narration. Ainsi, le parcours de chaque personnage permet une démultiplication rétroactive des détails de leurs vies. Pour le lecteur, ce lacis ne facilite pas toujours l’attention.  Ce qui est intéressant dans l’écriture de Selasi, c’est bien la façon habile dont elle entremêle l’identité familiale avec les blessures intérieures ; là est l’unité de son roman. Tayle Selasi écrit là un roman ambitieux, dont le très beau titre dit tout. Un grand roman, africain, sur le regret des vies inaccomplies, comme la perte de l’enfance et son émerveillement si bref, devant le drame des adultes.

Tayse Selasi. Le ravissement des innocents. Traduit de l’anglais (Ghana) par Sylvie Schneiter. Éditions Gallimard. 432 pages.

 

Cléobule est ouvrier, ou postier, ou infirmier mais peu importe, vous le connaissez. C’est un homme souriant, plutôt d’humeur avenante. Il déploie sitôt qu’il parle cette faconde heureuse et ce peu d’instructions dans ses propos et ses références qui est pour beaucoup, et pour le grand malheur de celui-ci, la signature du peuple.

Ses opinions sur la société, les lois et les gouvernements, sont consolidées. Il est pour le peuple, pour la fin des puissants et la fin du capitalisme. Pour le partage des richesses, car les grands groupes et leur patrons sont des criminels, leurs biens doivent être rendus à tous et mis en commun, en production et en consommation. Il est pour un gouvernement commun qui assure avec autorité l’intérêt général et protège les pauvres avec rigueur et l’appui de lois très fermes.

Mais il est aussi contre des décideurs abstraits et mous, se sent loin de ces hommes politiques et ces élus décadents, contre ces journalistes vendus au système, contre ces migrants qui nous parasitent, contre l’idée d’un pays mélangé voire remplacé, contre les juifs qui nous surveillent, contre ces musulmans qui nous effraient, et contre tous ceux qui cherchent à nuire à l’homme blanc hétérosexuel de souche chrétienne de cinquante ans. Il est hostile à ce pays qui ne ressemble pas assez à celui de ses arrières-grands-parents.

Car notre curieux Cléobule est convaincu d’être peuple. La preuve qu’il est vraiment peuple, vous dira-t-il, est qu’il est peu allé à l’école, n’a jamais voyagé hors de sa banlieue, est fier de ne jamais lire un livre, et de gagner très peu sa vie, avec ou sans travail. Mais encore de sa sueur, ou d’avoir les mains abîmées. Tout cela est d’une bonne marque de fabrique. C’est sa ligne bien à lui, dont il ne déviera pas. D’où lui vient donc cette furieuse conviction ? Cela fait quarante ans au moins que ces puissants qu’il déteste, lui ont inculqué cette si basse image du peuple, et cette vérité : convaincu d’être peuple parce que tout en bas, détestant tout ceux qui sont plus hauts que lui, et ne disposant de la connaissance de rien ni du goût d’autre chose, Cléobule ne changera jamais rien à la pyramide des choses, pour le grand bénéfice de ceux qui ont tant de mépris pour lui.

©hervehulin2023

Amusements terribles des sondages.On les acceptent comme jadis, les oracles…

50% des français seraient favorables au rétablissement de la peine de mort; sondage effectué à l’occasion de la disparition de Robert Badinter.

24% seraient favorables à la mise en place d’un gouvernement militaire d’exception.

15% des 15-24 ans n’ont jamais vu une courgette.

Quel peuple étonnant nous sommes, mine de rien.

 

 

(extrait de « Seconde leçon de paysages »)


                                                     

I

Je suis le voyageur apaisé par sa course
Voici quarante années que j’ai pris ce chemin
De l’horizon craintif la distance m’est douce
Mon âme de la terre imite les confins

Pas après pas j’avance et le temps avec moi
Souriant s’est changé en complice distant
Je regarde le sud je fixe le noroît
Je nomme à mon humeur les astres existants

Ainsi toujours errant loin du pays natal
J’ai si souvent prié pour que le jour ne cesse
Que le temps sur ma peau ralentit sa caresse
Comme un dernier vaisseau dont faiblit le fanal

II

Comme un arbre en hiver qu’argente le grésil
Je capte la lueur qu’un fleuve peut cacher
Douceur amère de l’exil
Sans l’obsession vécue de sa destination
Un rivage inventé me suffit pour marcher

Et les songes sont neige où le vent se  partage
Les pas illisibles sont frêles primevères
Senteur des fleurs d’automne Essor des oies sauvages
Dans la saulaie enfuie s’enivre l’éphémère

III

Embarcadère si seul dans la buée du soir
Que le monde est construit de fragiles figures
Dont seul le sable fin bâtit l’ordre et l’épure
Et ma trace est tissée d’invisibles miroirs

Mes larmes au réveil changées en papillon
Du ciel j’anticipe le sillon sidéral
Du trèfle à peine né l’avenir virginal
Et des jours silencieux la tragique moisson

A la nuit je fais don de la suée de ma peau
J’entends pleurer la grive et le temps moins sévère
Sur cet accord reprend cet arpège ternaire
Comme une étincelle dont la brume est l’écho

Vous les pluies O mes sœurs aux méandres si clairs
Vos murs d’argents gorgés d’une arche de tendresse
En frayant  vos escadres libèrent la promesse
D’orages bienveillants dont mon cœur est l’éclair

IV

Je connais le silence et je connais l’espace
Je perçois les contrées qui séparent les mers
Et je comprends l’hiver comme un avenir vert
Je devine du jour le demain qui s’efface

Mais que sais-je en cela du nom des paysages
Bijoux  du clair de lune Offrande d’un naufrage
Où vont ces saisons qui ne cessent jamais
Ces flots inutiles ces marées immanentes

Ces lémures lassés et ces spectres dociles
Les secrets des amants ou le nom des ancêtres
L’étreinte de soi-même et cette force d’être
Et le soir est en moi ce fœtus invisible

V

Et l’aube en vacillant exhale un trait de miel
La clarté prend refuge où s’avance la pluie
Je m’endors sans prier sous les temples du ciel
Bientôt s’effacera cette arche inaccomplie

Comme le jour capté sous l’étain blanc des flaques
Renvoie au ciel moqueur un éclat vivifié
Mon œil garde en lui-même une espérance opaque
Que nul songe au soleil ne soit plus sacrifié

Mais sous ce nom secret que le soir seul prononce
Je reconnais le trait d’un archer qui me charme
Toujours la nuit imprime une lourde réponse
Je suis le vieil errant et nul n’entend ma larme

VI

Mais le pays qui passe en moi reste gravé
Alors qu’en s’éclairant le nuage s’entrouvre
Il me fait don d’un pacte où l’espace est sacré
Ainsi toujours en moi les lointains se retrouvent

Animal je suis l’ombre au matin qui résiste
Sans élan avéré que cet effleurement
Minéral je deviens un roi en son gisant
Sans parole qu’un souffle au soir volé Si triste

La lumière offre un fruit aux lents vergers du jour
La vie laisse en partant sa plus royale esquive
Le monde est un secret du plus parfait amour
Mais rien ne chante autant que l’éclat de l’eau vive

VII

Souvent le plus beau songe enfante un pur mensonge
Comme une ondée révèle un mystérieux  versant
Quand l’herbe de la nuit sur ces pentes s’allonge
J’entends sourdre en mon âme un étrange océan
Et dans mon cœur vaincu par ce dieu qui le ronge
Ce soleil rouge et noir dont la nuit prend le sang

 

  1. Entreprendre un livre dont on n’attend pas une lecture captivante, puis découvrir soudain que trois ou six heures ont déjà passée avant qu’on en ait relevé le nez.
  2. Avancer dans sa lecture jusque tard dans la nuit qu’on n’aura pas vu venir, puis, ainsi éclairé de ce silence, dormir d’un sommeil du juste, d’une traite et sans aucun rêve.
  3. Ne plus entendre le bruissement sourd du monde autour de soi, parce qu’une page ou un chapitre par leur seule magie des mots si bien agencés, vous en a libéré quelques instants.
  4. La lecture bien entamée, comprendre alors que son fruit ne vous quittera plus, et que le livre à présent entre les mains, sera un compagnon discret, à sa façon, toute votre vie.
  5. S’attacher à un personnage dont le sort vous touche si bien qu’on se prend à en imaginer un autre, plus favorable, ou moins contraire, longtemps après que la lecture a cessé, et sitôt qu’on est retourné à la vie non-lue.
  6. Se laisser captiver par le seul flux abstrait des mots et des phrases, sans plus d’attention à la trame, aux personnages, ou à l’avancement d’une histoire.
  7. D’un livre acheté à l’occasion d’une flânerie imprévue, répondre sans attente à l’appel et commencer la lecture pressante – dans la rue, le métro, en cachette au bureau – comme si le bonheur sur terre en dépendait désormais.
  8. Sentir monter une douce tristesse de la séparation, comme on progresse vers les dernières pages d’une aventure qu’on aura beaucoup aimée.
  9. Après six pages ou six cents, s’apercevoir alors qu’on est un tout petit peu devenu quelqu’un d’autre grâce à elles.

 

©hervéhulin2023