I

Les paysages ont une vie, qui sont toujours plus patients que notre regard. En Afrique, à l’Est, dans les aires sauvages, ils peuvent étirer le temps ou le suspendre par la seule magie de la lumière ou de la perspective. Nous sommes assujettis à leurs distances, leurs reliefs, leurs mystères, nous réjouissant de leur caprices sans comprendre leurs messages.

La journée finissait sur ce côté de la rivière Izawa. Plus haut dans la lumière à peine déclinante, s’étiraient les rôniers. Certains, détrempés par les pluies violentes de la saison précédente, puis tourmentés par la sècheresse, y avait laissé leur palmes et leur troncs sans tête se dressaient, fantômes immobiles sur le ciel blanc. A ce moment initial de la saison sèche, la rivière s’était peu à peu immobilisée et ne montrait plus que quelques lacets entre les sables, le courant s’était perdu sous des lignes de roseaux jaunis. Les branches tourmentées des acacias veinaient d’anthracite le bas du ciel. Loin derrière, par-delà le rivage opposé, on devinait la savane tremblante, écrasée de chaleur ; là-bas, dans ces étendues sans repères et les marais, loin du regard, des peuples de mammifères sauvages s’estompaient dans les herbes et les taillis . Sur la pente d’argile, trois impalas broutaient en silence, détendus. Et au sommet d’un arbre à fièvre, un aigle pêcheur comme un fragment de damier, gardait la pose verticale du guetteur..

Les ombres s’allongeant sur la blancheur du sable, les formes allaient bientôt changer, et l’habitude de leur lignes imprimées depuis le matin se perdre pour devenir autre chose. Bientôt, avec le soir, puis la nuit renaissante, une vaste rumeur allait emplir l’immensité du paysage, sur toute l’étendue de la réserve ; des sons d’insectes et de batraciens invisibles, appelant l’obscurité de toute l’énergie de leurs minuscules organes. Comme une brise infime se levait, une nuance indigo gagna doucement les palmes segmentées des doums. Un halcyon fila entre les roseaux, et de nouveau, tout devint immobile. Depuis des millénaires, chaque soir est ici une offrande au monde et au cœur des hommes absents qui perdus dans leurs nécessités lointaines, ignorent cette palpitation éternelle de l’univers.

On attendait, on guettait encore, l’affût avait commencé avant midi. À force de fixer le point sur l’autre rive, on avait presque mal à la tête ; suspendu en haut d’un piquet, un appât attendait, , un quartier de viande de chèvre, arrosé d’urine de babouin. Les pisteurs étaient restés en arrière, avec le véhicule.

Je commençais à douter de l’issue de la chasse. Je ne cessais pourtant pas de fixer l’appât. Cela faisait le troisième affût sans rien, les deux précédents avaient carrément fait chou blanc. A mes côtés, mon client restait nerveux, tout en jouant les nonchalants. Des semaines d’appâtage et de pistage, pour qu’un avocat notoire et riche de Boston, M. Donald Quin-Jones, vienne ici, après avoir acquitté trente mille dollars de séjours, de taxe, de permis de tuer, de billet d’avions, plus la prime au guide – Cinq mille dollars, je n’avais assurément pas à me plaindre – et plein de choses encore onéreuses, pour avérer le rêve de sa vie et tuer, tuer enfin un léopard. Il était d’un teint fort, sec de chair, maigre de visage, la cinquantaine sans plus. Il murmura vers moi– un tout petit volume sonore, mais trop fort encore et pour la cinquième fois au moins – il n’avait pas saisi ce que silence signifie dans la chasse au félin :

– Dites, … vous croyez qu’il viendra ?

– Soyez patient, Don. Surtout, ne parlons plus .

On avait déjà raté deux affuts la semaine dernière. Il n’avait pas pu ajuster l’animal, engagé dans les taillis, et avait laissé passer sa chance. La première fois, ça arrive… … Le second affut, avec un léopard bien positionné sur l’appât, le chasseur n’avait pas pu le cadrer, malgré la lunette. Il avait tiré quand même, au jugé c’est-à-dire n’importe où. Impact à cinq mètres de la cible, au mois…Comme ça, bravo, l’animal n’était pas près de revenir…Une autre tentative sur le premier emplacement, de nuit cette fois, avait encore fait chou-blanc. Or, la fin du forfait de séjour approchait, il restait deux jours.

Mon avocat-chasseur faisait semblant de ne pas être nerveux. Il tapotait sa crosse, sifflotait silencieusement. Depuis le début d’après-midi et les fortes chaleurs, de temps en temps, il épaulait pour ajuster on ne sait quoi dans le vide, comme ça, par pure contenance. Je lui avais bien dit quinze fois de cesser, la rumeur de cette mimique vaine suffisait à éloigner le gibier. Deux fois déjà, il avait armé puis désarmé sa culasse, comme ça, comme on se gratte le nez sans savoir pourquoi ; le claquement du métal avait fait fuir un vol de vanneaux la première fois, et la seconde fois, les impalas avait relevé la tête, s’étaient figés, dans notre direction ; puis, après de longues minutes, avaient repris leur pâture. Mais leur changement de posture avait suffi à alerter toute la faune à un mille alentour. Dans une zone de chasse, les animaux savent que le moindre son d’origine humaine est signal de danger. A la différence d’un parc national, dont la faune se sait en pleine sécurité. Et se montre à tout venant.

Mais c’était plus fort que lui, cette infime agitation. Il devait songer à tout ce qu’il avait mis, d’argent, de passion, d’espérance dans cette chasse dont il voyait l’accomplissement s’évanouir peu à peu dans la montée du soir. Il avait dû beaucoup en rêver, de ce moment, sans doute trop pour maîtriser l’adrénaline le moment venu. Je l’imaginais dans son cabinet, au milieu de piles de dossiers, dans des réunions fastidieuses, très techniques, ou même au tribunal, accroché au téléphone, maîtrisant assurément toute sorte de sujets contentieux, mais rêvant, rêvant toujours de grande chasse, et d’un trophée de légende…J’avais compris depuis plusieurs jours ; au vu de son comportement infantile avec son arme, Quin-Jones était un chasseur peu chevronné, et un tireur insuffisant : ce ne serait pas lui qui porterait l’atteinte mortelle. Le léopard, ça se joue sur un éclair et un seul tir. Ce serait moi.

Une heure encore passa, le ciel devenu presque rouge, quand soudain, claqua l’aboiement rauque d’un babouin. Immédiatement, les impalas filèrent en un éclair sur la gauche, et disparurent dans les taillis. Le regard de Donald était luisant.

– Soyez prêt, Don, lui murmurai-je. Et plus un bruit maintenant ». Par pitié, ajoutai-je en pensée…

Je l’entendis déglutir comme il leva son arme en direction du piquet d’appât. De la sueur perlait sur son front. Je visai moi aussi. Plus rien ne remuait nulle part, sous les palmiers doum, le long de la rive, dans le lit de la rivière, sur l’horizon derrière les arbres. Toute la Rungwa, tout l’univers , pétrifiée dans un silence minéral , convergeaient sur le cuisseau suspendu…

 – Il est là, Don. Tout près. ». J’entendais la respiration de mon avocat qui sifflait doucement. Du coin de l’œil, je vis le bout de son canon qui tremblait très légèrement. Il louperait certainement son tir, mais pas moi. Il avait dû aussi lire des livres, et se faire son film cent fois. C’est ainsi avec ce type de chasseur citadin, qui vient se ruiner pour tuer un fauve, dans un instant d’excitation fantasmé mille fois. C’est le guide de chasse qui tire en même temps, neuf fois sur dix, et qui fait mouche. Et plus tard, vieillissant, convaincu de sa propre gloire, notre chasseur raconterait pour la centième fois à ses petits-enfants, de son fauteuil de cuir anglais, un whisky vingt ans d’âge à la main, les pieds sur la peau du félin, comment il avait foudroyé d’une seule balle en plein cœur ce grand mâle léopard qui le chargeait au crépuscule.

Tout à coup, au-dessus de nous, il y eut un bruissement des feuillages : l’aigle pêcheur décolla de son arbre; battant à plein de toute son envergure, il s’éleva très vite sur un courant chaud, puis, fort de cette altitude facile, traça une grande courbe descendante vers le creux de la rivière, bascula ses serres en avant au moment d’effleurer l’eau, et dans un grand cri sur trois tons qui déchira le soir, arracha un poisson palpitant de la surface pour s’élever ensuite, toujours suivant la boucle de sa trajectoire, jusqu’à la cime qu’il avait quittée à peine quinze secondes avant. « Magnifique » pensai-je. « Magnifique, bravo » dit Quin-Jones à voix haute.

Mais quand on reprit, tout de suite, notre veille sur le point-léopard-attendu, ce fut un choc : le cuisseau avait disparu. Plus rien, zéro…Le cœur battant, je jumelai rapidement la zone. Son poteau était là, le cordeau aussi traînant dans le sable… On y distinguait nettement des traces du félin, très lisibles. Pas plus de trois foulées et cinq secondes lui avaient suffi pour emporter l’appât… Pendant qu’on avait les yeux en l’air. Mauvaise option, de regarder en l’air. C’était terminé.

Quin-Jones était hébété. La bouche ouverte, les yeux ronds, le souffle court et bruyant…

-C’est pas possible…Qu’est ce qui s’est passé ?

-Il nous a eu, Donald, c’est fini .

– Il peut revenir, peut-être ?

-Non – Qu’est-ce qu’on fait, alors, maintenant ?

A vrai dire, je ne sus pas trop quoi lui répondre dans l’immédiat. Le léopard, il ne reviendrait pas. Il savait qu’on était là, qu’on le guettait. En fait, c’est plutôt lui qui nous avait guetté…Il avait déjoué notre affût avec une maîtrise imprévisible. Ce pauvre avocat voyait son rêve s’évanouir. Il était près de pleurer, je le sentais ; l’humiliation était complète.

« -Écoutez, Donald, ce soir, c’est fini. La nuit vient dans quelques minutes. Pas question de suivre à la trace. Alors voilà ce qu’osn va faire. On retourne au camp, on prend un whisky, on revient demain, peut-être les aura-t-on, les traces. On suivra, on peut le retrouver s’il ne s’est pas trop déplacé. A l’approche, on va essayer ; on oublie les affûts. Une petite chance, mais il faut tenter ». Je ne sais pas si j’y croyais moi-même mais il me faisait un peu pitié.

On regagna le land cruiser. Les deux pisteurs, Richard, Melchie, des Tanzaniens, nous attendaient, déçus que tout leur travail accompli depuis des semaines eut été si facilement tourné en dérision par l’animal , maître du temps et de l’espace. Avant de passer aux affuts, et de mettre Quin-Jones sur les rails, ils avaient repéré sur toute la zone, identifié au moins quatre léopards, dont deux mâles, tracé leurs itinéraires, noté les comportements et les habitudes de déplacement, dépiauté des paquets de crottes pour reconnaître leurs prédations ; appâté sur une dizaine de sites. On avait ensuite isolé plusieurs bêtes, dont celui-ci, le dernier à tirer, un beau mâle environ huit ans, cent cinquante livres. Pisté pendant plusieurs jours encore, guetté à ses points d’eau habituels ; on l’avait aperçu, même, trois fois…Et là, il n’en restait plus qu’un fantôme. Sur la piste du retour, Quin-Jones était sombre. La nuit nous accueillit comme des vaincus. Elle nous gratifia d’une lourde averse, pour clamer la défaite et parfaire la sensation physique de l’échec.

Le lendemain, à l’aube encore tremblante, on fut de retour autour du piquet d’affût. La plus grosse partie du cuisseau avait été arrachée, ne restait que l’os, des fourmis avaient nettoyé le reste…Mais la pluie nocturne avait tassé le sable et effacé toutes les traces possibles. On pouvait deviner que notre félin était parti vers le nord, on s’engagea au jugé. Plus tard, un soleil pâle perça enfin les nuées, et les pisteurs s’enfoncèrent dans les arbrisseaux d’acacias, en scrutant le sol et le bas des troncs encore et encore. Ils se déplaçaient de long en large, en faisant des huit pour repérer des traces. Au bout d’une heure, Melchie poussa un gloussement de joie contenu ; un marquage de griffes très net sur une souche, puis une pelote de grattage sur une écorce, indiquaient un mouvement du félin vers le nord. A partir de là, les pisteurs marchèrent levant la tête et scrutant les branches. Une heure encore, pour trouver ce qu’on cherchait. A cinq mètres du sol, un reste de peau de chèvre pendouillait au travers d’une grosse branche, c’est tout ce qu’il restait.

– s’il a mangé, il doit dormir quelque part à présent. C’est pas perdu, il faut faire vite .

Mais la bête était partie, sans doute dès le milieu de la nuit. Toute la journée, il fallut cheminer dans les épineux, revenir sur les pas, gravir des côtes et des hauteurs, en redescendre sous les assauts incessants des taons et des moustiques ; on franchit à gué la rivière deux fois. Quin-Jones eut l’air un moment de retrouver son humeur, marchant dans l’eau jusqu’aux genoux, son fusil crânement en travers des épaules. Je l’entendis, toujours aussi gamin et se parlant à lui-même pour se donner du cœur, dire : « Quand j’étais jeune, j’ai voulu entrer dans les marines»…

La chaleur, comme la journée avançait, se faisait lourde, on était trempés. On leva un phacochère, surpris des koudous, une bande de babouins. On approcha des girafes. Mais impossible de retrouver une trace exploitable de notre animal. Alors on retourna sur nos pas, pour ne pas être surpris par la nuit, en fichant un pieu au sol et marquant des entailles aux arbres pour reprendre notre quête le lendemain. Et le lendemain, suivant nos propres traces, on repartit du point marqué ;sans plus de résultat d’abord: la matinée. Puis, Richard – notre second pisteur, qui suivait en lisière- trouva les traces. Assez nettes, un grand marquage de griffes sur une souche, puis une crotte, séchée, et enfin, et de là, des traces sur le sol sec, avec la marque des coussinets très visibles, qui filaient cette fois vers l’est. Mais leur message était fatal aux espérances de Quin-Jones – bien qu’il ne sût pas les lire, alors qu’il faisait mine de comprendre en regardant par terre. C’était un passage trop ancien. – au moins douze heures, peut-être seize. Et dans la direction du Parc national, dont la démarcation était toute proche. Et comme j’en avais marre, je fus direct :

– C’est fini, Donald, terminé. Il est passé dans le parc national. Intouchable, à présent. On rentre.

L’animal évanoui, la moitié de ma prime aussi, évidemment, le retour fut maussade. Mon client tirait une tête vraiment triste. Il se voyait revenir bredouille à son cabinet, lui qui avait dû seriner à ses associés qu’il reviendrait avec un trophée somptueux pour les épater comme des gosses. Que restait-il de cette ambition ? Il allait devoir se contenter de quelques antilopes, un koudou, un éland, peut-être l’hippotrague, à condition de trouver… Mais rien de comparable au prestige qu’occasionne la mort du léopard. Je lui expliquai que son forfait lui permettait encore de tuer plein d’animaux, des oiseaux aussi. La chasse c’est cela, un instant, un éclair, beaucoup d’instinct, de désir et de chance. Je voyais bien que son problème était creusé dans son amour propre, ça s’était joué à très peu de chose. Le cerveau avait eu un choix à faire, sur quatre secondes : regarder l’aigle pêcheur, ou continuer de fixer l’appât dans la lunette de tir. Sur la route, dans la chaleur de l’après-midi finissant, il se mit à parler sans cesse. Je ne l’écoutais pas vraiment, tout en opinant de la tête à ses propos inutiles. Mais je répondais machinalement, pour ne pas le laisser trop coincé face à lui-même.

-Vous savez, on a fait tout ce qui était possible, … Le léopard, c’est ce qui est le plus difficile … C’est un gibier exceptionnel … Le temps, l’espace, il les tient dans sa gueule. Et nous on attend, pour presser la détente, qu’il veuille bien se livrer. Voilà, vous ne devez pas vous en vouloir. Pas démérité etc

Mais il n’arrêtait pas de parler, et se plaindre, comme une sorte de bruit de fond accompagnant celui du moteur. Tenter un nouvel affut, cela voulait dire non seulement une nouvelle autorisation, mais surtout repérer un autre léopard qui soit prélevable, et rien ne garantissait d’en attirer un, surtout dans le délai qui reste, ou à moins de renouveler la durée du séjour, en ce cas au prix fort. On repartait pour douze-mille dollars au moins, et deux semaines.

On s’arrêta alors au bord de la rivière pour regarder une famille d’éléphants à la baignade. C’est toujours un spectacle, les éléphants. A eux seuls, ils sont le spectacle de la terre, sa force et sa fidélité, arpentant les paysages de leur pas lent. Quelque soient les tourbillons du monde, la folie des hommes, ils sont debouts et calmes. La matriarche restait sur le bord, stature dominante, elle observait son groupe : quatre femelles dans l’eau jusqu’aux genoux, et quatre petits, dont un même tout-petit, faisant les pitres en s’éclaboussant. Un pluvier tressautait et battait des ailes pour effrayer les géants, et protéger son nid. Quin-Jones fixait la scène, sans rien dire, la bouche semi-ouverte. Il dit alors :

– D’une certaine façon, c’est un peu dommage, ces histoires de permis, de taxes, toute cette administration des Tanzaniens ici ; ça serait plus simple si, voilà, on payait autant qu’on veut, on tirait sur ce qu’on voulait…Non ? tenez, là, les éléphants, au moins c’est gros, c’est lent. En tirant dans le tas, j’en aurais trois ou quatre… Imaginez ça…Là, ce serait autre chose. Une moisson de beaux trophées …

Moi, j’avais chaud. J’avais croisé mes bras sur le volant, le front appuyé dessus. J’avais envie de ne plus l’entendre. Je m’entendis lui dire :

– dites, Donald… un buffle, ça vous dirait ?

II

Cela faisait onze années que j’exerçais ce métier. Rien ne m’y destinait dans mes origines ou mon éducation, sauf une tenace et nébuleuse fascination depuis l’enfance. Le mot seul de Congo, porteur de tout un continent, soulevait en moi des vagues de rêveries, des flots d’images colorées. J’avais fait mes études de droit sans savoir pourquoi, comme une sorte de fil d’Ariane dans un labyrinthe. Mais ça ne mena nulle part, et sans trop y réfléchir, tant que j’étais encore jeune, je coupai le fil pour me retrouver vivant au cœur de cette Afrique, accompagnant des riches chasseurs payants très cher pour tuer des animaux magnifiques.

D’abord, j’étais parti faire de l’humanitaire comme on dit, au Sud Congo, après la guerre civile, puis en Tanzanie, dans la Kagera, où croupissaient en masse les réfugiés rwandais. Il y avait un camp très vaste, près de Bukoba. J’avais vu comment les gens tuaient pour se nourrir des bêtes de toutes sortes, des antilopes, des serpents, des pintades et même des singes.

Était-ce vraiment la vie que je voulais ? Quand je me rappelais l’existence chaotique de ces années -là, je frissonnais. Il n’y avait rien de beau dans ces journées accablantes. Elles étaient loin, les nuits burgondes et leur sillage de discours autocentrés sur des littératures imaginaires. J’étais pourtant satisfait alors de vivre ainsi, comme dénudé de tout besoin d’apparence, je n’aspirais alors à plus rien d’autre que faire ce pourquoi j’étais venu ici ; de l’aube au soir, donner à des êtres ruinés part le sort le peu qu’ils pouvaient encore attendre de la vie, et de l’état d’avancement de leur survie. En même temps, je m’interrogeai chaque jour sur ce qui m’avait amené ici. C’était une sorte de mystère, qui me charmait comme un fantôme familier qui devient indispensable pour épouser le contour languissant des nuits au Congo.

Aux abords des camps chaotiques, des marchés de viandes sauvages s’improvisaient, avec des essaims de gamins sans famille qui vendaient des tas de broutilles. Il y avait beaucoup de choses à faire, dans le dénuement massif de ces foules sales et hagardes ; de la violence partout, rien que dans la façon de se parler, se reconnaître, se tromper les uns les autres pour survivre encore un peu. Les enfants devenaient méchants, des vieillards mouraient. Les maladies rayonnaient, mais plus on agissait, plus la ligne du possible s’estompait. Mais il n’y avait pas que cela. Il y avait aussi des rires, et des complicités heureuses. Des moments de palabres innocentes fleurissaient ça et là, à l’ombre des toits de taules. C’était un bouillonnement et il fallait prendre la situation comme cela. Je m’y étais saturé de mauvaise humanité, ou plutôt de toutes sortes de travers de l’espèce, parmi les haines ethniques et les enfants soldats aux yeux rougis. Ainsi, j’avais fini par ressentir dans mon intimité un trouble persistant ; c’était léger comme un voile de gaze, mais persistant…Était-ce parce que je réalisai, flottant dans le tourbillon d’une organisation informe, les mêmes gestes et restai assujetti aux mêmes contraintes qui naguère avaient imprimé en moi ce désir de départ ? Ni le contact quotidien de ces enfants orphelins et toujours rieurs, ni la vue du malheur ordinaire qui décharnait l’humanité des gens vivants ici, ne pouvait cacher l’horizon que j’entrapercevais parfois, quand le soleil est à la verticale, derrière les barrières du camp et l’étendue des toits de tôles des abris. Il y avait donc toujours un là-bas inassouvi.

Au début de la saison des pluies, le ravitaillement devint de plus en plus rare, pour des raisons que seuls les dieux mineurs de la géopolitique connaissent, ou pas. Les camions des ONG ne vinrent plus que tous les trois jours, puis une fois par semaine. Et c’est des cargaisons plus légères qui étaient livrées. La tension se faisait sentir dans les comportements des gens, plus électriques, plus silencieux : c’était surtout ça qui était pesant, et alourdissait encore l’atmosphère du camp, car les voix joyeuses malgré tout, des palabres qui coloraient chaque jour la vie dans les allées géométriques entre les cabanons s’étaient tues, ou presque. On n’entendait plus guère que des éclats çà et là, rameutant les enfants ou disputant un seuil invisible entre deux misères. Alors qu’un matin, des camions de riz pénétrèrent dans le camp pour une distribution hebdomadaire un peu moins inconsistante que d’ordinaire, le drame qu’on pressentait dans l’air éclata. A peine les premières bâches soulevées, on n’avait même pas descendu les sacs, la foule déjà massée se pressa encore puis se déforma, se condensa, et comme une nuée d’orage éclate, lâchant sa pluie électrique, se dévora elle-même dans une vaste clameur, de haine et de malheur ; on s’attrapait, se frappait, on se déchirait…des hommes tabassaient d’autres hommes, ou des même des enfants, plus habiles à se faufiler, qui avaient déjà attrapé un sac. Une fois la fureur passée, et l’inexplicable colère de la masse contre elle-même retombée, ne restait qu’un spectacle de champs de bataille, et sa dévastation pour hanter le regard et bien après, la mémoire. La pluie revint soudain, pour accabler plus encore la scène. J’ai vu le corps d’une femme presque aplati, enfoncé dans le sol rouge, et le cadavre d’un enfant sans visage. On était tous là, les humanitaires, à pleurer le désastre, comme des enfants malheureux. L’humanité s’en était allée, l’animalité m’avait rattrapé. Fuir les hommes, se laisser capter par l’horizon loin derrière les taules, se dissoudre dans cet espace tremblant sous la chaleur une fois pour toute. C’était le meilleur avenir.

J’avais donc délaissé tout cela à la première opportunité, et mon sort avait glissé vers un autre versant de l’Afrique, le safari, et la chasse. La chasse plutôt que la vision, , ça payait mieux, et tout en flattant la pulsion de mort que je gardai depuis la Kagera, c’était la garantie d’une vie plus rare, plus solitaire avec ce monde sauvage. Un guide de safari français dans le besoin, rencontré auparavant dans un bar de Bukoba, recontacté, me voilà embauché, d’abord comme chauffeur, puis assistant au pistage et ainsi de suite et voilà tout, quelques années après ce cauchemar, le virage, négocié si facilement. Là, le virus avait pris et c’est ainsi. Les professionnels autour de moi avaient été étonnés, comme moi tout autant, de la facilité avec laquelle j’entrai dans ce métier si rare, comme je reconnaissais rapidement les traces, les trajectoires, comme je maîtrisai les comportements de tous les gibiers, et tout le reste. J’étais soudain libre, tout simplement. C’était un monde sans pareil, une sorte d’espace-temps originel où il était possible de vivre avec la lumière du matin ou du soir, en calant le battement de son cœur sur celui des rivières, des pluies et des soleils. Guider la chasse des autres, souvent idiots et toujours riches, c’était une sorte de fièvre dont on ne sait plus se passer. Des gens arrogants, presque toujours américains, avec des revenus incroyables, avocats, chirurgiens, politiques, dont les professions et l’argent sont malgré tout un simple moyen d ‘arriver aux fins de leur unique passion : tuer, un grand gibier dans cet univers qui leur est surnaturel. Mettre fin au vivant pour le mieux posséder, mais soudain tout petits face à la majesté des espèces à abattre.

La grande chasse permet de traverser les paysages, d’en dépasser les lignes, et d’en épouser la composition. En pistant le gibier, c’est la terre et ses ombres qui vous appellent, qui vous envoie ses signaux. L’esprit si concentré sur les détails de cet univers suit un fil magnétique qui scelle votre sort à la mort de l’animal. Chasser, c’est tuer, rien d’autre, et toute la terminologie qui tend à contourner les termes de la mort n’y feront rien ; on ne tue pas la bête, mais on prélève un gibier ; on ne parle pas de blessure, de plaie sanglante, mais d’atteinte ; jamais de trace sanglante qui permet de pister l’animal blessé, mais une passée dans le décor…On oublie son humanité et on s’en remet à une nature sauvage qui prend la main. Lors de la mise à mort d’un gibier, aussi royal soit-il, c’est l’Afrique tout entière qui vous juge. La barre est haute pour ces citadins qui paye très cher -mais vraiment très cher – leur montée d’adrénaline. Je n’étais pas sûr que mon avocat chasseur fût complètement à la hauteur de sa fantaisie.

III

– Attention, Donald… Si vous voulez tirer un buffle, on change de niveau. Je connais votre besoin d’adrénaline… Trouver un beau trophée dans le coin, ce n’est pas difficile, les troupeaux sont nombreux en cette saison. Donc, on va chercher, et on va tomber sur un troupeau…Puis on isole un mâle âgé, on en a par ici avec des trophées impressionnants, quatre ou cinq pieds d’empan. Mais le prélever, ça…La chasse du caffer n’est pas une plaisanterie. Il faut vous y préparer, je vais vous aider d’ailleurs, on est là pour ça. Mais ça va être très chaud

-Pas de problème… J’ai lu des articles, des milliers de livres, là-dessus… Il y a deux ans, il y a eu un spécial buffle dans OutDoor Life, ça m’a a scotché. C’est ok. Mais je suis l’élève et vous êtes le maître.

Il me semblait en fait, excité à nouveau comme un gamin, à l’idée de se confronter avec une force brute de la vie sauvage. Il avait déjà chassé des cerfs au Canada, et un ours noir, une fois. Mais ça, jamais. Il était resté dans les livres et les articles, il venait de le dire. Finalement, je ne le détestais pas , avec un peu de compassion. Il avait le mérite de suivre ses illusions. En fait, je ne sais toujours pas pourquoi, je le soupçonnais de vouloir rafler la gloire et des trophées, pas pour apaiser sa conscience ou poursuivre un ancien complexe, comme la plupart des chasseurs ; mais juste pour impressionner une lointaine dulcinée.

Le soir, au campement, après la douche et devant le feu de bois, on discuta un moment, avec un Aberlour, pour faciliter l’intimité. Ce procédé vaut ce qu’il vaut, mais un Aberlour bien ambré, sous le ciel ocre du soir, facilite parfois la relation avec des clients pénibles, ou lourdauds.

– Dites-moi, mon cher Don, qu’est-ce qui vous a fait venir ici ? Chez vous, on peut chasser plein d’animaux, sans trop de règlementation et tout ça… des ours , des mouflons, élans, wapitis… même des loups, à présent. Alors, la Tanzanie ?

Sa réponse me surprit, pas tout de suite , mais au fil du discours ; car c’était vraiment un discours… Il monologua longtemps, son enfance, plutôt aisée mais pas drôle, son père, avocat évidemment, très autoritaire, qui avait raté une carrière politique…Ses études, à Yale, évidemment aussi… Il aurait préféré Berkeley, y faire autre chose mais bon, le droit, une fois acquis, permet une vie facile. Puis, après le second whisky, sans glace ni eau, il me parla de sa vie, sa vie à lui… sa femme l’avait quitté, assez salement, parce qu’il n’’était jamais là, en tout cas c’est ce qu’il me dit…

-Voyez-vous, quand on est un avocat plutôt coté, il faut faire face aux sollicitations, les demandes clients arrivent de partout, on n’a plus de vie…. C’est comme ça, en Amérique.

J’avais toujours été un peu agacé de cette façon qu’ont les citoyens des Etats-Unis de nommer leur pays par le nom du continent, c’est assez prétentieux, mais naturel chez eux. Ensuite, il continua, non seulement à siffler mon whisky, mais à raconter sa vie… Il regrettait de ne pas avoir eu d’enfants.

– Ça aurait été tellement bien, même rien qu’un seul.

La nuit était descendue presque d’un seul coup, ou alors on n’avait pas remarqué sa progression, derrière le foisonnement du crépuscule. Le silence, malgré la clameur montante des grenouilles nocturnes, le silence  sur la savane et ses ombres accentuait sans effort notre connivence. En parlant de sa vie et ses volutes, Don fixait le feu d’un regard absent. C’était un regard étranger sur le monde, dont le rayon balayait avec une forme de légèreté l’intimité de la personne, avec la douceur d’un abandon qui précède le pardon. Car le feu était là, discret et puissant, mordant la nuit de sa force, dominant d’une flamme haute l’espace sauvage de sa présence. Empruntant chacun de ses mots à sa propre nostalgie, Don, en réalité, s’adressait au foyer rougeoyant dont l’odeur délicate de bois et de cendre caressait l’air tiède.

Puis, son discours obliqua vers des histoires plus sociales, ce fut un cortège de ses procès, ceux qu’il avait gagnés et comment il avait su argumenter, et plaider, et investiguer. Ce fut assez rébarbatif, ici, sous la magie nocturne de la contrée, cet exposé mais on voyait bien qu’il avait besoin, vraiment, d’être estimé. De qui donc, allez savoir derrière le rideau de sa réussite, mais d’être estimé.

– Et vous avez été réputé assez vite ? Comment c’est venu, dites-moi.

– Oh, il y a des affaires qui vous font plus de clairon que d’autres. Moi, ça a été surtout…

Il s’arrêta, songeur, puis reprit.

– Surtout cette histoire de gang… des Salvadoriens, sept immigrés clandestins, ils travaillaient dans des fermes du Nouveau Mexique. Accusés de trafics sauvages, prostitution, drogue, vous voyez ça… La police, le procureur, et même une partie de la presse, s’étaient déchaînés. Les flics les avaient tabassés en toute impunité. Bon, moi, je voyais des pauvres bougres à qui ont fait payer cher leur situation. C’était tendu et perdu d’avance. Mais il y eut un vice dans la procédure, un truc énorme, une signature dans l’acte d’accusation qui manquait. Je l’ai vu tout de suite. Ils ont été relaxés, libérés, et tout de suite, ont filé dans leur pays, on les a jamais revus. Voilà, la Justice, J majuscule. Et le fort sentiment du devoir, plus un orgueil de vainqueur., qui m’a collé la pêche pour la suite. J’avais trouvé le truc, la faille pour gagner. J’étais célèbre.

– Bravo ; C’est bien…

– Non, pas du tout. Ce ne fut pas bien du tout. La suite a montré que c’était vraiment un gang. Pas innocents du tout, mais des criminels, des vrais salauds. Leurs victimes se comptaient par dizaines. Leur chef avait pour nom Ginès, les autres le nommaient Pasamont, allez savoir pourquoi. Quand je leur ai demandé d’assister à une conférence de presse, pour mettre en scène leur innocence, leur libération, leur faire dire qu’ils pardonnaient à l’Amérique, ils ont refusé de se rendre à Washington, d’ailleurs ils avaient déjà regagné leur pays…Et moi, j’ai sauvé leurs têtes à ces sept-là, leurs têtes..  La justice, la vraie, elle joue à cache-cache des fois.

Là, il fallut parler un peu d’autre chose. D’autres affaires un peu moins déshonorantes. Du quotidien d’un avocat notoire à Boston, dans la partie civilisée des Etats-Unis. Enfin, au quatrième verre, comme la nuit était venue, les grillons frissonnant partout, sous les étoiles, il me livra le fin du fin. A l’abrupt, il se livra.

– Il y a …Une jeune auxiliaire…Quand je l’ai embauchée au cabinet, il y a un an, pour l’assistance et les archives, j’ai été tout de suite troublé. Même si elle a vingt-cinq ans de moins que moi. Donc, j’ai beaucoup travaillé avec elle, l’ai valorisée, tout ça…Je l’ai emmenée avec moi dans les rencontres avec les clients les plus importants… Elle est si jolie, évidemment…Si vous la voyiez, vous comprendriez vite…Elle fait de l’effet, ça c’est sûr. Vous savez, moi, quand j’ai des sentiments, je deviens tout de suite très délicat. C’est pas avec mes dossiers, l’inventaire de mes procès gagné que j’allais lui plaire…Une femme comme ça, il lui faut du charisme et de l’aventure.

Il n’avait cessé de contempler le feu en parlant. Ensuite, il regarda le fond de son verre, encore vide. J’avais deviné, il aurait pu se taire.

– Mais bon, je dois être trop vieux pour elle… Rien à faire.

Il fut grand temps de parler chasse à nouveau.

– Vous savez, Don, on peut prélever autre chose qu’un buffle, maintenant. Un éland, par exemple, c’est très grand et on a par ici de très beaux trophées. Des mâles qui font leur mille cinq cent livres. Un beau buste d’éland, avec ses cornes spiralées sur le mur de votre salon, au dessus de la cheminée – vous avez bien une grande cheminée, non? -ça impressionne. Et c’est plus facile à tirer, croyez-moi.

– non. non, dit-il. Un buffle, j’y tiens. C’est un sacré gibier.

– Bon, vous êtes un obstiné, n’est-ce pas? C’est une qualité de chasseur… Alors, un buffle. Je vais vous expliquer, Donald. Le buffle ne se tire qu’à l’approche, de très près, jamais à l’affût. À trente mètres, parfois cinquante au maximum. Dans un milieu de taillis, où il se réfugie dès qu’il se sait pisté. Et il le saura très vite. Votre visibilité pour un tir direct est donc gênée, c’est pour ça qu’il y va. C’est un combattant, un guerrier. Il se bat jusqu’au bout, et quand il charge, ce n’est pas pour intimider, ou dégager la voie. C’est pour tuer, et il ne lâche pas. Vous vous plongez dans la rivière, il vient vous chercher dans l’eau, il nagera s’il le faut. Vous grimpez à un arbre – surtout à ne pas faire – il attend en dessous le temps qu’il faut, ou il déterre les racines pour faire tomber l’arbre et vous avec ; vous courez en zig-zag, il anticipe et vous rattrape en ligne droite. Vous vous planquez dans les épineux, il les écrasera et vous trouvera. Ne vous fiez pas à sa masse, il va très vite…Donc, ne le manquez pas avec un premier tir, s’il est assez près, lui ne vous manquera pas.

– Bon, c’est vrai, c’est un sacré gibier… Dangereux, c’est clair…Mais c’est pas un peu exagéré, tout ça ? S’il y avait plein de morts, ça se saurait, non ?

– Donald…Il y a trois ans, en Zambie, un de vos compatriotes chasseur n’avait pas vraiment saisi tout ça, je ne sais pas comment, mais il a été tué. Un autre, il y a six ans, à Selous, s’est fait surprendre et il bouge maintenant en fauteuil roulant, vous voyez ? Cameroun, Gabon, plein d’autres…. Même en Australie, c’est arrivé aussi…Un buffle tiré doit être un buffle mort du premier coup et bien des confrères considèrent qu’il n’est dans cet état qu’une fois coupé en deux ou quatre et chargé dans le 4X4 ! La bête est d’une endurance inouïe et d’une agressivité dont vous n’avez pas idée, il ne tombe pas facilement. Bien des guides et des chasseurs ne sont plus là pour en parler ! Alors ?

Il écoutait avec des grands yeux ronds d’enfant sage.

– Je suis partant, dit-il, en fronçant les sourcils pour faire plus mâle.

«- Vous êtes partant, et bien c’est parti. Mais d’abord, on va utiliser le temps de la journée de demain, pour vous perfectionner au tir. Faut vous entraîner. Je vais vous donner aussi une autre arme. Votre calibre ne fait pas le poids. Il faudra vous familiariser avec. On prendra des balles semi-blindées, il faut au moins ça;

-Je ne suis pas mauvais tireur, mais si vous le dites

Je ne sais pas s’il était mauvais tireur, mais malgré ses déboires sentimentaux, son manque d’humilité me disait qu’il n’était pas bon chasseur. Je repris.

– Il faut le tirer quand il est immobile, et vous fixe de face. C’est le comportement habituel d’un buffle traqué. Il avance, s’arrête, se retourne, repart, voilà…Quand ce sera le moment, grosse adrénaline. Vous n’aurez droit qu’à un seul tir, comprenez bien. Bien sûr, moi et Melchie –il sera armé, cette fois- on sera là pour seconder votre tir au cas où. Il faut que l’animal soit bien de face. Et pas à plus de cinquante mètres, j’insiste. Viser l’œil, surtout. Droit ou gauche selon l’angle. On peut vous fournir un trépied. La balle devra traverser le bas du cerveau, et filer direct jusqu’au cœur. N’allez pas imaginer qu’en visant le cœur par le flanc, vous gagnerez. Vous savez, un buffle peut charger et poursuivre un bon moment avec deux balles dans le poitrail, ça ne le gêne pas.

– Je vois ça, oui ;

– C’est bien… Vous voyez ça… Vous me direz qu’on peut essayer de tirer sur le jarret, entre le sabot et le genou, sur les antérieurs. On casse la patte, il trébuche, et on tire au coeur. Mais vous aurez une visibilité restreinte pour ça. Et tirer sur une patte en mouvement, non… Surtout, surtout, ne le blessez pas, par pitié. Touché mais pas mort, lui n’en aura pas, de pitié. Compris ?

Je le vis rêveur, notre avocat. Il n’avait pas l’air inquiet, mais plutôt exalté intérieurement, embarqué dans une grande aventure de chevalerie. Son cœur battait fort.

– C’est exactement ce dont j’ai envie… ça c’est la chasse …

Les chasseurs ici tirent plus souvent leur fantasme intériorisé si longtemps, que l’animal pisté. Vous les collez à un buffle ou un léopard, en les traçant au millimètre, et ils ne voient que la chimère qu’ils poursuivent depuis tant d’années. Certains, je le sais, et le vois, sont un peu déçus quand ils ont pressé enfin la détente sur la bête ; on lit sur le visage un sentiment de tout-ça-pour-ça ? Mais par fierté, ils gardent cette émotion pour eux, ils en feront des récits en spirales ininterrompus une fois retournés chez eux. .

-Ensuite, il faudra tuer le mort, comme on dit. Lui donner un coup de grâce, tout près, quand il sera au sol, au cœur, même s’il est foudroyé .

« – C’est compris ».

Au moins, il était très accommodant, dès lors que son rêve n’était plus perturbé. On passa le lendemain à le faire s’entraîner au tir de précision, avec une arme plus lourde. Avec des exercices de concentration, de respiration. Il y avait des progrès, il avait bien des tirs un peu plus précis ; mais pas complètement au niveau attendu. L’instant serait redoutable.

Je lui dis alors qu’il faudrait trouver un mâle âgé ; les cornes sont moins larges et un peu usées parfois, avec un casque volumineux. Mais le gibier est alors plus lent, plus facile à ajuster. Souvent, vieux, les buffles deviennent un peu sourds. Les lions le savent bien.

Et alors, il me posa une question fatidique.

-Dites, c’est vrai que la langue de buffle, bien cuisinée, c’est fameux ?

IV

Le jour suivant donc, le dernier du séjour, sous un ciel lourd, on partit « au buffle». Le vent remuait lentement les ailes des palmiers rôniers. Quin-Jones était tout entier saisi dans son enchantement ; je voyais, à certains mouvements infimes sur son visage, ou des battements imperceptibles des sourcils, qu’il se faisait un film intérieur de l’aventure. Évidemment, il se racontait déjà ce qu’il allait raconter aux autres, ou la secrète dulcinée, pour exalter sa victoire.

On roula un peu, puis continuant à pied. La latérite était fraîche, ça sentait bien le matin frais. Don portait comme un flambeau son nouveau fusil, un 375 Ruger, vraiment adapté à ce puissant gibier, alors il se sentait conquérant, avec un machin comme ça dans les mains. Derrière, Melchie en portait un autre, et un trépied, au cas où. Silencieux en marchant, toujours, Melchie. On n’eut pas de difficulté à rencontrer un grand troupeau, soixante têtes au moins. Un groupe de trois mâles stationnait à l’écart, dont un avec des cornes très larges, joliment incurvées ; mais un autre sur sa droite, plus âgé, nettement, avec un trophée moins grand, nous fixait aussi. Ce serait un meilleur prélèvement, plus facile à tuer. Le troisième, trop éloigné dans les taillis.

Je lui chuchotais :

– Prélevons le plus vieux, Don… Sur la droite…Cornes avec moins d’empan… Mais un sacré volume… regardez le casque…Il sera plus lent, plus facile à l’approche. Et meilleure cible…ok ?

– Non. Je veux celui de gauche, là… Les grandes cornes. Bien plus beau.

– Vous êtes sûr ? Attention…Difficile…Je vous conseille le plus vieux, vraiment.

– Oui, je suis sûr. Absolument. Les grandes cornes. Trophée magnifique.

Bon, il avait l’air très résolu. Je pouvais lui refuser, mais je ne dis rien. Je pensai à notre conversation de la veille…Je me disais aussi que les deux autres bêtes suivraient toujours, il serait toujours temps, avec la fatigue de la trace, de tirer le plus vieux. Mais là, comme je ne m’y attendais pas, Melchie :

-Monsieur… S’il vous plaît. Monsieur…Ciblons le vieux buffle. C’est celui-là qu’il faut prélever. L’autre…Trop dangereux. C’est un rusé…

C’était étonnant qu’il s’en mêlât si directement, comme cela, sans prévenir. Pas son genre. Il dit ça tout doucement, très poli. Mais il avait sans doute peur. Il connaissait vraiment bien le gibier, Melchie.

– Alors, Don ? vous avez entendu? Vous dites quoi ?

– Je reste sur mon choix, le beau trophée. Il est à moi. On y va.

Plus lieu de discuter. Don était vraiment résolu…On engagea donc notre gibier, le pistage commença. Comme on l’approchait, très lentement, marchant pliés sous le niveau des arbrisseaux, l’animal comprit vite le danger, et s’éloigna au trot. La poursuite commença à petits pas, la bête se retournait de temps en temps pour nous fixer, puis tournait sur lui, reprenait son pas. Les deux autres buffles suivirent un temps à distance. Ils épaulaient leur pair…Puis ils disparurent, sans qu’on les vît partir. Je dissimulai ma surprise, mais cet écart n’arrangeait pas l’affaire. Pas de cible de repli possible, faudrait assurer le moment venu. L’animal continua son jeu. Parfois, notre gibier nous distançait, toujours à demi-caché derrière des arbustes, et juste ce qu’il faut pour qu’on augmente l’effort, sous la chaleur, et qu’on se rapproche en allongeant le pas. Il trottinait devant, puis stoppait à nouveau. Revenait en arrière ; ça faisait des cercles, ou des huit. Il nous attendait, pour exciter Donald, qui soufflait, et grimaçait…nous fixait, tête relevée, la nuque tendue les oreilles battantes, prêt au combat. Les herbes à présent plus très hautes exigeaient un pas plus physique ; on vit des babouins qui s’effaçaient en silence dans les acacias, comme déjà saisis par le drame qui se préparait ; notre gibier nous fatiguait, nous on ne lâchait rien … J’aurais pu faire cesser la traque à tout moment, mais je ne le fis pas. De temps à autre, on l’ajustait pour que Quin-Jones se fît la main, et s’habitue à la visée. Limiter le tremblement, maîtriser la respiration, tout ça.

Et on repartait, dans les pas de l’animal. Jusque-là, tout se déroula à peu près comme on devait l’imaginer. Je savais ce qu’il pensait, ce que pensent toujours ces chasseurs, qui ne sont pas chasseurs mais restent, avec un fusil Ruger dans les mains, restent ce qu’ils sont ailleurs, on ne change pas son essence de vie comme ça, parce qu’on en bave dans la traque au soleil, des palmiers au fonds, ils restent des avocats, des industriels, des financiers, qui abattent une bête sauvage pour conforter leur vie de là-bas, et non pour tenter d’être Africain et de vivre ici, et Don était dedans, il voyait déjà, pour lui c’était palpable, le terme et la jouissance, pressant la détente, secousse sur l’épaule, tonnerre de la détonation, le petit éclat rouge étoilé sur la tête du buffle, le buffle sursautant, surpris, puis qui tousse, titubant et la masse noire s’effondrant, puis le voilà couché sur le côté, quelques convulsions sur la nuque et les antérieurs, puis plus rien, voilà, foudroyé d’une balle, une seule, c’est fini, il est au sol, alors une tiédeur délicieuse qui envahit le cerveau du tireur, enfin, enfin, c’est la victoire, une fièvre apaisée dans le plaisir de la mort, la gloire, qu’on allait raconter pendant des années, souvenir de cette poignée de secondes surhumaines, et honneur au chasseur.

Mais la traque se prolongeait, Melchie avait vu juste, l’animal était un rusé…Et cela dura au moins deux heures, de haltes en haltes, jusqu’à ce qu’il nous emmenât comme prévu dans une étendue d’épineux ; de grands acacias à fièvre, de leurs troncs pâles coupaient encore plus la vue. La chaleur nous accablait. On tenait bon. Don se montra plus opiniâtre que ce que j’aurai cru. Il suivait la bête d’un bon rythme, naturellement, attiré par un fil invisible.

Puis, vers midi, alors que ce jeu commençait à durer un peu, l’animal prit un pas plus long, sans stopper cette fois, et entamant une longue courbe vers le cœur des buissons. On avait le soleil en face, très haut, qui chauffait dur. C’est généralement à ce moment-là, quand il prend ce virage, que ça se joue.

« -Attention, Don, soufflai-je, tenez-vous prêt. Il va se dissimuler, puis, surgir derrière…Retournez-vous, épaulez, ça va aller très vite. »

C’était là le mouvement attendu, et redouté, quand on chasse le buffle. Certains mâles plus rusés, peut-être parce que déjà pistés une fois, font ainsi. L’animal se sait poursuivi, alors il trace une courbe, toujours vers la droite, il accélère tant qu’on ne le voit plus, masqué par les buissons, et le cercle bouclé, va surgir derrière le groupe, pour le surprendre et le charger. Les chasseurs, on connaît ça, alors quand on voit qu’il entame son virage dans les taillis, on se retourne, on ajuste, il faut contrôler autant que possible la tension cardiaque, respirer par le ventre, on attend, le doigt sur la détente, de voir les branches s’agiter, quelques secondes avant la furie, et on tire la balle unique.

Alors on attendit. Coeur battant dans les tempes. Crosse à l’épaule, culasses armées, on attendit encore. Les secondes se firent longues. Rien ne bougeait. Quin-Jones, crispé sur son arme, suait comme une fontaine. Les buissons restaient immobiles. Ce n’était pas normal.

Et ça se passa très vite… Contre toute attente, l’animal chargea de l’autre côté, dans notre dos. Je n’eus pas le temps de comprendre, de voir. Il y eut un choc sourd, la grande masse noire passa très vite, elle m’effleura, sans me voir, comme si elle me traversait, l’animal disparut sur sa lancée. Je tombai en m’écartant, Melchie fut bousculé, je crois, ou trébucha aussi. Comme on se relevait, suffocant, j’étais sonné, il y avait de grands cris, mais pas trace de Quin-Jones … Il nous fallut un peu de temps, une poignée de secondes, dans le brouillard du trauma, pour penser à lever la tête. On vit le pauvre Donald dans les branches, projeté à trois mètres du sol. Tout ensanglanté, il avait pris l’impact de plein fouet. On voyait ses boyaux, il me semble. Il s’agitait en hurlant, puis tomba au sol. Le reste fut un moment horrible. Il fallut du temps pour pouvoir passer un appel, que l’avion des Flying Doctors se posât pour l’emmener. Quin-Jones avait perdu connaissance et sans doute beaucoup de sang. La chasse était terminée. La dulcinée resterait seule et sans trophée.

Il succomba à l’hôpital de Dodoma, quelques heures après. Comme le chirurgien sortit du bloc opératoire, au bout du couloir, pour m’annoncer ça, je vis sa silhouette en blouse blanche à contre-jour, comme se dissipant dans un halo de vaste lumière qui envahit tout le champ de ma vision.

Et sans savoir pourquoi, saisi d’un vertige mystérieux, je vis les murs tournoyer lentement, les carreaux, les visages et tout disparaître autour de moi, comme si rien n’avait eu lieu de cette chasse fatidique.