Chaque instant de vie heureuse est une résurrection, chaque souvenir partagé avec ceux qu’on a aimés, tous ces moments d’enfance heureuse, chaque moment de joie jamais oublié, le souvenir d’un printemps, le rire d’un enfant, un flocon de neige qui se pose sur l’eau, une floraison soudaine qu’on n‘attendait pas, un regard nouveau sur un paysage habituel, tout cela exalte l’énergie de la vie, c’est une victoire sur cette mort qui nous guette chaque jour. Un peu de sable qui s’efface, un rameau d’acacia qui frémit, et voilà, c’est la vie qui a gagné.

 

  1. Entreprendre un livre dont on n’attend pas une lecture captivante, puis découvrir soudain que trois ou six heures ont déjà passée avant qu’on en ait relevé le nez.
  2. Avancer dans sa lecture jusque tard dans la nuit qu’on n’aura pas vu venir, puis, ainsi éclairé de ce silence, dormir d’un sommeil du juste, d’une traite et sans aucun rêve.
  3. Ne plus entendre le bruissement sourd du monde autour de soi, parce qu’une page ou un chapitre par leur seule magie des mots si bien agencés, vous en a libéré quelques instants.
  4. La lecture bien entamée, comprendre alors que son fruit ne vous quittera plus, et que le livre à présent entre les mains, sera un compagnon discret, à sa façon, toute votre vie.
  5. S’attacher à un personnage dont le sort vous touche si bien qu’on se prend à en imaginer un autre, plus favorable, ou moins contraire, longtemps après que la lecture a cessé, et sitôt qu’on est retourné à la vie non-lue.
  6. Se laisser captiver par le seul flux abstrait des mots et des phrases, sans plus d’attention à la trame, aux personnages, ou à l’avancement d’une histoire.
  7. D’un livre acheté à l’occasion d’une flânerie imprévue, répondre sans attente à l’appel et commencer la lecture pressante – dans la rue, le métro, en cachette au bureau – comme si le bonheur sur terre en dépendait désormais.
  8. Sentir monter une douce tristesse de la séparation, comme on progresse vers les dernières pages d’une aventure qu’on aura beaucoup aimée.
  9. Après six pages ou six cents, s’apercevoir alors qu’on est un tout petit peu devenu quelqu’un d’autre grâce à elles.

 

©hervéhulin2023

Nous savons qu’une immense plaine baignée de rivières et de soleils, éclairée de matins blancs et de soirs bleuis, peuplée de nuées d’oiseaux et d’arbrisseaux, animée du murmure des insectes ou du pas lent des éléphants, peut très vite se muer en hideuse zone industrielle. La beauté du monde nous saisit parce qu’elle passe. Et quand elle passe, nous vieillissons. Alors nous y cherchons l’émotion fugitive que les relations sociales ne peuvent pas nous communiquer. La goutte de pluie qui subsiste, tremblante, sur une feuille, après l’averse, capte dans son minuscule volume, si on y regarde bien, le reflet de tout le paysage qui l’entoure. Encore faut-il savoir, faut-il pouvoir accéder à cette contemplation. Notre optique naturelle ne nous le garantit pas ; mais toute captation de l’éphémère nous gratifie d’un progrès intérieur irréversible. Car la beauté « si prompte à se défaire » (comme l’écrit Kawabata) vous donne envie formidablement de vivre. Nourri de la beauté sauvage du monde, ne sommes-nous pas meilleurs ?

 

©hervéhulin2023

L’énergie vitale d’une existence collective tient dans la fragilité de l’individu : l’amour, la beauté, la démocratie, la nature, la paix, la vie. Plutôt que de penser la société à partir de performances, de la course en avant, du désir d’être les premiers, plutôt que de concevoir des systèmes politiques – tous plus ratés les uns que les autres – sur le projet d’une organisation définitive, nous devrions juger les progrès d’une société à partir de ce qui respecte et promeut la fragilité. Imaginez un vivre ensemble nourri d’impermanence et de versatilité ? Ce serait probablement plus en conformité avec notre nature, et nos liens de sociétés en seraient peut-être moins tourmentés. Imaginez une société où la légitimité du pouvoir serait conditionnée par la capacité à protéger la fragilité de l’autre. Quelle solidité on obtiendrait dans le lien social fondamental…

 

©hervéhulin2023

La  vibration interne du regard posé pour la première fois sur une oeuvre d’art qu’on ignorait;

La fraîcheur du matin quand on ouvre la fenêtre qui laisse entrer une odeur d’air vif et neuf, tout de suite après l’éveil;

Les soirs de juin en ville, tout en altitude hantée de martinets invisibles, pour nous dire en cisaillant le bleu que l’été est là;

L’odeur de l’herbe mouillée en octobre, où se pose déjà le soleil, derrière la bruine;

Le brouillard tiède qui flatte le coeur entre le deuxième et le troisième verre d’un vieux vin (rouge), savouré en amitié;

Le flottement visuel d’un éclair sur la rétine.

La Cavatina de l’opus 131, si douce et mélancolique, dont on ne comprend pas pourquoi Beethoven l’a voulu si brève, moins de deux minutes, mais qui vous marque pour la vie dès la première fois, écoutée.

L’enfance, contemplée de l’intérieur.

 

 

©hervéhulin2022

 

La fragilité de l’homme définit en quelque sorte le point culminant de l’humanité. C’est une ligne de crête, comme éclairée en contre-jour par la lumière du matin sur la montagne, qui domine ses deux versants. D’un côté un ubac sombre où s’échelonnent toutes les faiblesses du genre humain, ses vices et ses travers, sa mortalité, et de l’autre, un adret lumineux, où s’étendent ses forces, et parfois, sa dignité. La fragilité de notre condition est non seulement une ligne de partage, mais aussi un point d’équilibre entre la force et la faiblesse. C’est la marque signée de l’humain, depuis ses origines.

 

©Hervé Hulin 2023

 

Nous appartenons à cette engeance qui apprit très vite à cultiver la terre, et dominer les mers, pour son propre progrès ; à concevoir des œuvres de l’esprit qui repoussent les frontières du beau et du savoir. Nous explorons l’infini du cosmos, et le frémissement des microbes. Nous pouvons nous projeter vers la lune, demain vers le reste de l’espace, ou encore nous connecter avec un objet qui tient dans la main, au reste de l’humanité entière. Nous sommes les éternels victorieux de l’univers.

Et pourtant, et pourtant, nous ne sommes jamais absolument sûrs de nous-mêmes et de nos raisons à accomplir tout cela. Le vacarme de l’orage fait remonter en nous un soupçon d’inquiétude ancestrale. Si nous tombons d’une modeste hauteur, nous nous brisons. Nous restons longtemps bouleversés par la disparition d’un proche, ou encore hébétés, délicatement fiévreux, dans la résolution d’avouer ses sentiments à l’être qu’on aime. Nous sommes infiniment précautionneux avec un nourrisson dans les bras, La contemplation d’une fleur fanée nous rend triste, le balancement de l’horloge nous inquiète.

Nous sommes par essence, déchirés entre cette assise puissante de notre place dans le monde, et cette faiblesse qui nous cloue aux limites de notre condition. Tel est le défaut qui nous livre l’essence de nos qualités. Nous sommes fragiles…

Nous ne sommes pas faits pour vivre immortels, quand cette espérance est follement contraire au plaisir de l’existence. Si le temps imparti ne devait plus avoir de repère, se dissiperait vite l’essentiel du sel de l’existence que nous trouvons dans les actes accomplis, que nous retrouvons dans le passé à chaque instant qui s’en va. Ceci n’est pas, somme toute, une si mauvaise nouvelle pour nous.

 

©hervéhulin2022

La petite silhouette du héron bihoreau, très droite sur un petit monceau de roseaux, si fidèle et discrète;
Le survol immobile du martin-pêcheur (pie), à la verticale du flot lent de la rivière, tout en constance;
La timidité attentionnée de l’aigrette noire, sous sa coupelle de plume;
Dans sa majesté, l’aigle pêcheur lointain au sommet d’un arbre, tel un minuscule fragment de damier sur le bleu du ciel;
La droiture bigarrée de la huppe;
La gloire du touraco;
La voix de velours, presque tactile, de la tourterelle;
L’ombrette, si opiniâtre;
La grâce d’un rollier lilas, sur une branche trop souple, et qui oscille au moment de l’envol, dans un éclair bleu électrique;
La dignité  du courlis cendré;
La gentillesse du guêpier canelle,qui semble soucieux;
La beauté minutieuse du martin-pêcheur (pygmée)
L’aigrette garzette, comme un instant de neige, la plus belle, la merveilleuse.

 

hervéhulin©2023

Une femme jeune qui, dans la rue, va très vite, et vous croisant, vous jette un regard vif, le détourne et vous regarde encore quand vous croyez qu’elle est passée;

Le corps musculeux d’un chien boxer, si rare de nos jours, qui suspend tout à coup sa démarche dans une pose étonnamment féline, de sorte qu’on oublie son faciès épais;Le son du violoncelle qui ouvre le tissu du silence, aux première notes;

Des jeunes filles qui marchent par deux, sans rien dire, partageant le même regard rêveur;

La posture un peu rebelle et de côté des petits enfants, connue et attendue;

A l’envers du genou des femmes, le creux de la jambe et son étonnante fossettes, surtout lorsque le printemps les libère à nouveau;

La nuque féminine, juste mise en valeur par un chiffon ou une coupe courte, mais jamais quand elle est montrée;

Une phrase de musique, à peine entendue et si vite interrompue, que l’on reconnaît comme familière avant même qu’elle s’éteigne, quand le cerveau la maintient vivante dans l’esprit et donne le désir d’écouter l’oeuvre entière une nouvelle fois, ici et tout de suite.

L’odeur d’un livre neuf, juste défloré, qui ne durera pas.

 

©hervéhulin2022

Il est des moments rares, où, par la seule magie d’une fréquentation enjouée simplement, les êtres se transforment et leur relation – de ceux-là qui s’ignoraient depuis toujours – alors devient étonnante; admirons cette étrange manière que nous avons, humains, de nous réjouir de si peu, d’oublier tout ce que notre sort peut nous réserver d’abject, de violent, de funeste, pour peu qu’on ait l’occasion de parler de nous avec nous, ou des autres avec les autres, de sourire et de rire, de deviser et se comprendre toujours plus, et faire reculer encore l’inconnu par le jeu simple d’un miroir.

 

©hervéhulin2022

Après une saison à peine observée, une autre qui vient. Certitude que les saisons n’ont pas de réalité dans le monde ; qu’elles ne sont que des impressions que le climat ou la lumière marquent sur nos sens ; qu’elles ne tournent jamais, mais seulement changent leur direction, comme une flamme sous le vent; et qu’à la fin, elles ne font qu’une, dont seule la couleur varie. La vie est comme l’univers : une grande courbe, très lasse, très douce et qui ne finit jamais de s’étirer.

 

©hervéhulin2023

Listes de moments désagréables et pourtant familiers:

Quand la neige sur les trottoirs n’en finit pas de se changer en boue marron, en boue glissante sous la bruine qui dure.

Quand on entend  à nouveau- sans que l’on sache pourquoi – la voix des voisins dans une rumeur sourde, et qu’on ne peut s’empêcher de prêter l’oreille à leurs propos en espérant percevoir quelque chose d’indiscret qui le rendrait plus humains.

Quand il faut à nouveau se séparer et se résoudre en même temps à se retrouver d’ici peu.

Quand apparaît discrètement la petite absence dans le champ de vision, qui annonce sans faillir la migraine ophtalmique.

Quand la pluie surprend à verse et rien pour se couvrir.

Quand il faut par métier rendre compte sur un sujet qu’on ne peut trouver pertinent.

Quand, pressé par la foule dans un long trajet de métro, une foule plus dense encore rentre et vous fait plus compressé encore.

Quand on s’éveille la nuit, alors que le sommeil était doux, et la sensation soudaine d’être meurtri par l’effet d’un membre complètement ankylosé sous le poids du corps, au point qu’on ne parvient même pas avant de longues minutes, à remuer la main pour animer la circulation.

Quand l’ennui vient, alors que tout est là pour qu’il ne vienne pas.

 

©hervéhulin2022

Entre les éblouissements des sens, la mort danse éternellement autour de nous, à chacun de nos pas, comme une mystérieuse luciole trop familière pour nous captiver encore, sans que notre coeur, tout occupé qu’il est par les choses de la vie enchaînées à leur étrange cortège, la fixe un seul instant; protégée par une invisible défense immunitaire, qui seule donne goût à l’existence, notre conscience se consacre à nous faire vivre comme si ce train était sans fin.
Pourtant, une infinitésimale déchirure dans ce système suffit à nous plonger tout à coup dans un gouffre et voici quelqu’un, proche ou lointain, qui jusqu’à cet instant, marquait notre vie, soudainement à qui plus personne ne dira “tu”, happé à jamais par l’imparfait, déjà rongé par le souvenir comme sous un affreux lichen. Qui sait regarder cette mort  en face sans blêmir, sans mourir un peu, qui sait le faire sans trop souffrir ni trop faiblir, sait forcément affronter tout de la vie, et s’en trouve ainsi plus vivant.

 

©hervéhulin2022

La vie est une œuvre d’art. Elle seule choisit les talents qui l’honoreront. Certains parmi les hommes, mais hélas assez rares, sont doués pour la façonner ; ils en feront de grandes choses, qui marqueront et élèveront bien des esprits. D’autres, qui sont la multitude, n’auront que le seul don de la contempler. Ils peuvent bien l’admirer, et avec force et sagesse parfois, ils peuvent aussi l’apprécier et la commenter pour en souligner les insuffisances, jusqu’à y consacrer la dernière énergie de leur âme, ils n’en saisiront jamais le mystère, mais rien que la fragilité.

 

 

©hervéhulin2022

Tout disparaîtra, des années et leurs bruissements. De tout ce qui a été aimé, construit, donné, de tout ce qui fut révolté, fidèle, conciliant, l’essence s’évaporera, et l’univers aussi perdra dans ce mouvement les déclinaisons de son écho.
Le rire de la petite fille, le chant de la mésange. Le bois qui craque sous la flamme, le tambour de l’averse au-delà du toit. La voix de ceux qui sont morts et qu’on avait tant aimés, des enfants toujours vivants mais à peine vieillissants, et qu’on n’a pas vus depuis longtemps ; le bruit du saphir sur le vinyle, le son du premier vélo, la tonalité exacte des pompiers. Des bruits tourbillonnants, de foules et de familles, de fêtes et d’écoles. Les années qui emportent les années disparaîtront aussi. Tout s’effacera, mais dans un empan de durée si différent. Ne restera rien, sauf pour leur malheur, la mémoire des hommes. Et pour leur rare bonheur, le silence qui suit le bruit.

 

©hervehulin2022

Sans doute toujours considérer, à l’instant de chaque matin qui lève, sa propre vie comme achevée. Aussi dément que ce propos paraisse dans notre siècle seulement soucieux d’embaumer chacun de ses jours. Notre vie n’est ni longue ni brève : elle est toujours rattrapée par cette ombre familière qui guette et avance ; qu’attendre d’autre, raisonnablement, que ces reliefs translucides qu’elle nous a imprimés ? De fortes images qui nous font vivre. (suite…)

A mesure que l’âge avance, que les bienfaits de la fortune et les faveurs de la vie se retirent d’un homme dont la grande élévation le disputait à la haute notoriété, apparaissent sur la surface de l’étiage qui peu à peu, dans le fil des années, se découvre, les traces des actes passés et toute sorte de matière ancienne, triste et pâle, déformée par les scrupules et les regrets, consumée par les joies enfuies, et qui s’offre au regard une dernière fois, juste le temps  que le sable les absorbe, à tout jamais.

 

Une vie très heureuse ne le sera jamais absolument, car en chacune des circonstances qui éclairent sa chance, elle restera voilée de la crainte de se perdre et soumise aux caprices de la fortune ; une vie malheureuse, malgré tout l’accablement et la peine de ses trop longues années, ne le sera jamais absolument, car elle ne pourra craindre la ruine de sa situation, et palpitera éternellement dans l’espérance d’une infime lueur, qui pourrait en soulever la pénombre. De sorte que l’homme ne connaîtra jamais ni le bonheur ni le malheur, et voilà tout ce qui en fait la fragilité mystérieuse.

 

 

©hervehulin2022